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NAPOLÉON BONAPARTE ET VALENCE Avec la collaboration de Jean-Claude Banc Président de lAssociation « Bonaparte à Valence » Et la participation de Jacques Bénévise Chargé de liconographie de louvrage
Format : 16 cm x 24 cm. Couverture pelliculée en couleurs. Nombreuses gravures. Environ 320 pages.RETIRAGE SEPTEMBRE 2016 Nom ............................................................Prénom .......................... Adresse :................................................................................................ CP :................. Ville :................................................Pays :................... Commande .... ex de Bonaparte et Valence au prix 23 lexemplaire + 6 euros de port soit 29 par chèque pour un exemplaire |
CHAPITRE I
Bonaparte et Valence, une perspective historiographique
CHAPITRE II
Bonaparte à Valence et en Drôme, le temps des apprentissages
et de la maturation, 1785-1786.
CHAPITRE III
Bonaparte et Valence en 1791 : l'émergence du " soldat-citoyen
"
CHAPITRE IV
Passages et retours à Valence et en Drôme : l'éphémère
vision d'une ascension sociale, militaire et politique -1792-1814
-
CHAPITRE V
Construction et déconstruction de la Mémoire de
" Bonaparte àValence et en Drôme "
CONCLUSION
Présentation
Visitant Valence en 1834, le célèbre
écrivain Alexandre Dumas invoque, non sans emphase, certaines
personnalités locales dignes d'intérêt. Bien
que la ville ait " été fondée en quinze
cent avant Jésus-Christ, les traditions modernes ont prévalu
sur les souvenirs antiques. Bonaparte sous-lieutenant y a fait
oublier César général, le Pape Pie VI qui
y mourut, et l'Empereur Constance qui y fut pris " . Quelques
170 ans plus tard, dans un registre fort différent, le
très populaire Guide touristique du " Routard "
érige le jeune Bonaparte au rang de patrimoine locale,
à la croisée de l'Histoire et de la Mémoire
: " alors simple lieutenant en second, (il) vient faire deux
séjours studieux à la toute nouvelle école
d'artillerie de la ville. De ces quelques mois passés en
ville, on dit qu'il reçut un bon enseignement militaire,
intellectuel et amoureux ! " . Au-delà des extrapolations
et des confusions historiques, ces deux témoignages exaltent
ainsi les souvenirs des séjours et des passages de Bonaparte
à Valence et dans la Drôme, instituant de fait un
subreptice lien entre un personnage majeur de l'histoire de France
et la capitale du Rhône Moyen. Cette dernière, dans
une perspective identitaire et touristique, tend d'ailleurs aujourd'hui
à le considérer comme une véritable célébrité
" locale " : " Tout frais émoulu de l'école
militaire de Paris, un jeune lieutenant en second d'artillerie
arrive à Valence le 6 novembre 1785
débute
alors entre Valence et Napoleone de Buonaparte une longue histoire
d'amitié " . Véritable épitaphe de la
municipalité valentinoise, célébrant en 2002
ses " hôtes illustres et remarquables ", cette
assertion invite finalement à regarder le jeune Bonaparte
à la fois comme un personnage historique " de proximité
", mais encore comme un " lieu de mémoire "
incontournable pour les Valentinois. Mais en quoi, précisément,
Valence et Bonaparte sont-ils liés ? Que recouvre réellement
cette " longue histoire d'amitié ", mise en exergue
par les édiles municipaux, sous-entendue par un célèbre
visiteur du XIXe et par un guide touristique du XXIe siècle
?
En 1821, depuis sa captivité de Sainte-Hélène,
l'Empereur déchu, quelques mois avant sa mort, se remémorait
encore avec délectation sa jeunesse valentinoise : "
Je me rappelle avec plaisir mon séjour à Valence
" . Ces propos, réels ou supposés, rapportés
par le Grand-Maréchal Bertrand, un de ses compagnons d'exil,
propos souvent repris et largement extrapolés par certains
érudits et historiens valen-tinois, illustrent l'apprêt
et les mises en scènes qui entourent les séjours
et passages de Bonaparte.
À ce titre, il convient de considérer " Bonaparte
et Valence ", selon la formule de l'historien Pierre Nora,
comme un " lieu de mémoire " local , construit
sur des faits historiques mais aussi autour de la légende
et du mythe napoléonien. Se prêtant à toutes
les lectures et à toutes les interprétations, un
" lieu de mémoire " n'est pas ce dont on se souvient,
n'est pas la tradition, mais le focus où la mémoire
tra-vaille, réinterprète le passé, transforme
la réalité et nourrit l'ima-ginaire. En ce sens,
les traces des passages de Bonaparte, les souvenirs de ses séjours,
demeurent contingents d'un tissu mémoriel en prise avec
les évolutions culturelles, sociales et politiques du XIXe
au XXIe siècle. Cette étude consacrée à
" Bonaparte et Valence " ambitionne, en toute humilité,
de se rattacher aux questionnements sur les rapports entre Histoire
et Mémoire, deux concepts en interaction mais qui s'opposent
intrinsèquement. Pierre Nora l'expose brillam-ment : "
La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes
vivants et, à ce titre, elle est en évolution permanente,
ouverte à la dialectique du souvenir et de l'amnésie,
inconsciente de ses déformations succes-sives, vulnérable
à toutes les utilisations et manipulations, susceptible
de longues latences et de soudaines revitalisations. L'histoire
est la reconstruction toujours problématique et incomplète
de ce qui n'est plus. La mémoire est un phénomène
toujours actuel, un lien vécu au présent éternel
; l'histoire, une représentation vécue au passé
la mémoire s'enracine dans le concret, dans l'espace, le
geste, l'image, l'objet. L'histoire ne s'attache qu'aux continuités
temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses.
La mémoire est un absolu et l'histoire ne connaît
que le relatif " . Pour autant, histoire et mémoire
ayant souvent partie liée, il importe à l'historien
de mettre la mémoire en perspective et de mieux comprendre
les enjeux à l'uvre dans sa conservation, voire dans
sa commémoration. Ces postulats, posés par Pierre
Nora, invitent donc à interroger les séjours de
Bonaparte à Valence et en Drôme en mettant en évidence
les jeux mémoriels et en les éclairant par un travail
critique.
En effet, depuis son exil de Sainte-Hélène, Napoléon,
comme l'a énoncé avec perspicacité Jean Tulard,
façonne l'image qu'il souhaite laisser à la postérité
. À travers le " Mémorial ", la somme
de ses souvenirs dictés pour la postérité
à son fidèle comte de Las Cases, l'Empereur déchu
se construit lui-même une image historique et édifie
sa propre légende. Les quelques allusions de Napoléon
sur ses séjours valentinois vont très rapidement
être étayées par les témoignages des
hommes qui l'ont côtoyé à Valence, par la
publication des Mémoires de ses proches, témoins
directs ou indirects de la jeunesse du lieutenant Bonaparte dans
la Drôme. Les érudits drômois, la presse locale,
les acteurs politiques départementaux, la littérature
du voyage (récits de voyageurs, guides imprimés,
romans touristiques, ouvrages descriptifs) se font ensuite les
relais intéressés d'anecdotes historiques ou imaginaires,
dressant à la fois l'histoire et la trame légendaire.
Dans ce contexte, les historiens des XIXe et XXe siècles,
en particulier les historiens locaux, ont souvent eu des difficultés
à se départir des passions, de l'anecdotique et
de la fable. Cela explique la diversité des récits
historiques dont les analyses et les interprétations sont
parfois contradictoires. Enjeux de mémoires et objets d'histoire,
l'étude des séjours de Bonaparte, considérés
comme un " lieu de mémoire ", ne peut donc s'esquisser
qu'en croissant différentes sources, tout en tenant compte
de la spécificité des genres.
L'ambition de cet ouvrage est de proposer une synthèse
structurée sur " Bonaparte et Valence ", à
partir des témoignages historiques (recueils de souvenirs
personnels, autobiographies, faits rapportés, chroniques,
correspondances), en les confrontant aux discours critiques et
aux analyses méthodiques des historiens locaux ou universitaires
du XIXe siècle à nos jours. Les comparaisons entre
les propos du vécu (les témoignages) souvent contradictoires
et non dénués d'arrières pensées,
et ceux des analystes (les historiens), tributaires de leurs méthodes
et de leurs temps, devraient permettre d'établir des faits,
de mettre à jour diverses interprétions et de leurs
conférer un sens. Pour ce faire, il importe de replacer
les témoignages et les analyses dans leurs contextes historiques
et de considérer l'histoire de " Bonaparte et Valence
" comme un sujet d'histoire globale. Il semble en effet indispensable
de montrer comment Bonaparte agit dans la société
à laquelle il appartient. Il apparaît donc nécessaire
d'évoquer systématiquement ce qui caractérise
cette société de la fin du 18e siècle. La
trajectoire singulière de Bonaparte, perceptible à
travers ses séjours et passages à Valence, ne peut
se comprendre qu'en tenant compte du contexte national et local.
C'est pourquoi, dans cet ouvrage, une attention toute particulière
à été accordée aux pratiques sociales,
culturelles et politiques, et à leurs évolutions
entre 1778 (année où le jeune Corse met les pieds
sur le continent et traverse Valence pour la première fois,
avec son frère Joseph et son père qui les emmène
au collège d'Autun) et 1814 (date de son ultime passage
dans la ville de Valence).
Les dix-huit passages de Bonaparte à Valence et en Drôme,
entre 1778 et 1814, ont laissé des traces, la plupart sous
forme d'écrits rédigés par des témoins.
Ces traces du passé, soumises aux raisonnements critiques
des historiens, ont ensuite permis de reconstituer des faits,
de mettre en récit des événements et de leur
donner sens. La démarche et le dessein de l'étude
de synthèse qui prévaut ici, visent à la
connaissance historique avec un souci permanent d'impartialité.
Cela implique de donner la parole aux témoins et aux historiens,
de dégager des cohérences et de pointer des contradictions.
Cette méthode, très largement comparative, permet
de se soustraire des discours partisans et de la logique hagiographique.
Elle engage aussi à un référencement rigoureux
des sources. Cela permet de s'interroger à la fois sur
les faits et leur véracité, mais également
sur les manières dont ils sont rapportés. On peut
ainsi espérer repérer le va et vient constant entre
l'imaginaire et le réel, et essayer de mettre en perspective
l'histoire et les enjeux de mémoire.
En dressant le panorama, non exhaustif, des interactions entre
le légendaire et le probable, entre les mémoires
et les histoires, il paraît alors possible d'esquisser l'histoire
et d'interroger la mémoire de Bonaparte à Valence
et en Drôme : Comment le tissu mémoriel s'est-il
édifié ? Comment est-on passé des souvenirs
personnels et d'une mémoire-enjeu, construite par l'Empereur
déchu, à une mémoire collective partagée
? Comment la connaissance historique et son présupposé
critique ont-ils répondu ? Finalement, pourquoi peut-on
aujourd'hui considérer les deux séjours et les passages
de Bonaparte à Valence et en Drôme, comme un véritable
patrimoine local, vecteur possible des identités valentinoise
et drômoise ?
Les études sur la jeunesse de Napoléon ont été
déformées par de nombreuses légendes et extrapolations,
par le jeu des passions politi-ques, autant de données
qui alimentent des interprétations historiogra-phiques
parfois contradictoires. L'histoire ne s'émancipe en effet
que difficilement des enjeux de mémoire qu'elle contribue
par ailleurs à asseoir et à diffuser. Le registre
historiographique et le registre mémoriel interférent
donc constamment et se nourrissent mutuelle-ment. " La légende
puis la contre légende ont contribué à brouiller
la figure de Napoléon " . Ce constat, énoncé
par Jean Tulard, et creusé ensuite par Natalie Petiteau
, prévaut bien entendu pour les années de jeunesse
de Bonaparte.
Cet ouvrage aspire ainsi à croiser " l'histoire scientifique
" et la légende en espérant dévoiler
la part de vérité et la part de mystification qui
s'y rapportent. La perspective historiographique (chapitre I),
l'état des lieux raisonné des sources, doit donc
dans un premier temps ouvrir le récit chronologique des
dix-huit passages de Bonaparte à Valence et en Drôme.
La trame narrative privilégiée pour les étudier
et les comprendre, repose ensuite sur le dialogue permanent entre
le parcours individuel et l'expérience vécue du
jeune Corse avec le contexte français et valentinois, de
1778 à 1814. Si une attention toute particulière
a été accordée aux deux long séjours,
1785-1786 (Chapitre II " Le temps des apprentissages et de
la maturation "), et 1791 (chapitre III " L'émergence
du soldat - citoyen), pour autant aucun des passages antérieurs
et ultérieurs, même des plus fugaces, n'a été
négligé. Il s'agit de rendre compte, à travers
ceux-ci, de l'ascension sociale et politique de Bonaparte notamment,
entre 1792 et 1814 (chapitre IV " Passages et retours à
Valence "). Dans un dernier temps, la problématique
fondatrice de cette étude a finalement conduit à
interroger le tissu mémoriel local, en essayant de mettre
en évidence comment cet succession de passages, apparemment
sans cohérence, a permis de construire, voire de déconstruire,
la Mémoire jusqu'à nos jours (chapitre V).
Visite sur les pas de Bonaparte avec Jean-Claude Banc et l'association Bien Vivre à Chateauvert (BVAC)
Dauphiné libéré le 9 novembre 2018
EXTRAIT /
CHAPITRE I
Bonaparte et Valence,
une perspective historiographique
L'historiographie, " l'histoire de l'histoire
", est l'étude des discours historiques. C'est l'histoire
de la discipline, de ses méthodes d'enquête et d'écriture.
La connaissance historique est en effet " fille de son temps
". Elle s'écrit et se pense dans un cadre temporel
et spatial déterminant. Une synthèse sur "
Bonaparte et Valence " ne peut donc faire l'économie
d'un état des lieux historiographique, mettant en évidence
les diverses sources qui ont permis aux historiens et érudits
de construire leurs récits. Il s'agit également
de comprendre comment, au fil des années, les sources ont
été interrogées et inter-prétées,
selon quelles modalités, et finalement quelles étaient
les intentions sous-tendant l'écriture. Si chaque époque
impose ses points de vue à l'écriture de l'histoire,
la personnalité de l'auteur, ses engagements et sa position
sociale entrent également en jeu dans le processus d'élaboration
historique.
Mémoires d'un Empereur,
écrits d'un jeune officier en garnison à Valence.
Il est reconnu que l'histoire napoléonienne, en particulier
les écrits sur la jeunesse de Bonaparte, recourent très
largement aux témoignages, depuis celui de l'Empereur déchu,
mettant en scène sa geste à Sainte-Hélène,
jusqu'aux " Mémoires " de son entourage et de
ceux qui l'ont côtoyé à Valence. Ce sont ces
" témoins référents " qui finissent
par constituer les fondements des interprétations, puis
des vérités historiques. Christophe Prochasson,
directeur d'étude à l'École des Hautes Études
en Sciences Sociales, analysant cette invasion de la mémoire,
met en exergue la notion de " tyrannie du témoignage
", enjoignant les historiens et les amateurs d'histoire à
s'en méfier : " On fait peu de cas des conditions
de sa production, des motivations qui poussent le témoin
à témoigner, encore moins des effets de son mode
de collecte " . L'intentionnalité, qui sous-tend l'acte
de témoigner, doit donc faire l'objet d'une étude
critique afin d'en débusquer les visées partisanes,
les projections politiques et le dessein personnel que présuppose
la reconstruction de soi, la scénarisation d'une destinée
pour la postérité.
La mise en récits des séjours de Bonaparte à
Valence et dans la Drôme, s'ébauche fondamen-talement
à partir des paroles de l'intéressé, paroles
rapportées par son entourage et publiées au XIXe
siècle dans des ouvrages à succès. Dans une
certaine mesure, c'est bien Bonaparte lui-même qui met en
scène, par bribes, l'histoire et la légende de sa
jeunesse valentinoise. Le comte de Las Cases apparaît dès
lors comme le témoin par excellence, avec la publication,
près de deux ans après la mort de l'Empereur, en
1823, du " Mémorial de Sainte-Hélène
", véritables Mémoires de Napoléon.
Il s'agit, aux dires même de Las Cases, ancien chambellan
et compagnon d'exil de l'Em-pereur déchu, d'un ensemble
de notes dictées, de propos tenus, de faits et gestes du
" captif de Sainte-Hélène ", amalgame
hétéroclite consigné à posteriori
par l'auteur : " Les circonstances les plus extra-ordinaires
m'ont tenu longtemps auprès de l'homme le plus extra-ordinaire
que présentent les siècles
j'ai recueilli,
consigné, jour après jour, tout ce que j'ai vu de
Napoléon, tout ce que je lui ai entendu dire, durant les
dix-huit mois que j'ai été auprès de sa personne
J'entreprends d'inscrire ici, jour par jour, tout ce qu'a dit
et fait l'Empereur, durant le temps où je me suis trouvé
près de lui " .
On découvre, dans " Le Mémorial ", un
Napoléon mettant en scène la vie du sous-lieutenant,
puis lieutenant Bonaparte à Valence, partagé entre
son service dans l'artillerie, ses lectures, ses travaux d'écriture,
ses liens sociaux avec les notables valentinois et sa maturation
politique en phase avec le processus révolutionnaire :
" Napoléon se trouvait à Valence au moment
où commença la Révolution ; à ce moment,
on attachait une importance spéciale à faire émigrer
les officiers d'artillerie ; ceux-ci, de leur côté,
étaient forts divisés d'opinions. Napoléon,
tout aux idées du jour, avec l'instinct des grandes choses
et la passion de la gloire nationale, prit le parti de la Révolution,
et son exemple influa sur la grande majorité du régiment.
Il fut très chaud patriote sous l'Assemblée Constituante
; mais la Législative devint une époque nouvelle
pour ses idées et ses opinions " . La légende
se construit à travers des anecdotes de jeunesse enjolivées,
à travers l'idée esquissée d'une prédestination,
à travers, finalement, l'image d'un Bonaparte hors norme
qui, à Valence, préfigure déjà Napoléon.
Ce dernier, par la plume de Las Cases, flatte son égo et
dresse un autoportrait de sa jeunesse valentinoise pour le moins
idéaliste.
À Valence, Bonaparte se serait ainsi distingué par
" son extrême instruction " ; qui plus est "
son esprit était vif, prompt, sa parole énergique
; partout il était remarqué et obtenait beaucoup
de succès auprès des deux sexes, surtout auprès
de celui qu'on préfère à cet âge ;
et il devait lui plaire par des idées neuves et fines,
par des raisonnements audacieux
Beaucoup de ceux qui l'ont
connu dans ses premières années lui ont prédit
une carrière extraordinaire " . Ses " amourettes
", tout juste esquissées, avec Mlles de Laurencin
et Saint-Germain, qui " faisaient dans ce temps-là
les beaux jours de Valence " , vont nourrir la légende
et donner lieu à de multiples interprétations. La
littérature romanesque et la petite histoire vont, par
exemple, s'emparer de cette simple allusion romantique à
Mlle Caro-line du Colombier : " On n'eut pas pu être
plus innocent que nous ; nous nous ménagions de petits
rendez-vous ; je me souviens encore d'un, au milieu de l'été,
au point du jour ; on le croira avec peine, tout notre bonheur
se réduisit à man-ger des cerises ensem-ble "
. Dans " Le Mé-morial ", Napo-léon cons-truit
son image, en tra-vestissant parfois la réalité.
Ainsi, son échec au con-cours littéraire et phi-lo-sophique
organisé par l'Aca-démie de Lyon, en 1791, se transforme
en incon-tes-table succès.
Cet écrit, rédigé à Valence, sur la
thématique du Bonheur (" Quelles vérités
et quels sentiments importe-t-il le plus d'inculquer aux hommes
pour leur bonheur ? "), fut, d'après " Le Mémorial
", " fort remarqué " et Bonaparte "
remporta un prix " . Or, comme l'atteste l'historien valentinois
André Blanc, reprenant le verdict du jury, le revers du
jeune lieutenant est patent et les appréciations peu flatteuses:
" ce discours est au-dessous du médiocre
c'est
l'ouvrage d'un homme sensible mais, il est trop mal ordonné,
trop disparate, trop décousu et trop mal écrit
ce discours est un songe très prononcé " .
La matrice des discours légendaires sur la jeunesse valentinoise
de Bonaparte s'ébauche donc, pour partie, dans le "
Mémorial de Sainte-Hélène ", écrit
par Las Cases. La légende s'étoffe et se perpétue
avec les Mémoires rédigés par d'autres compagnons
de captivité de l'Empereur déchu, tels le docteur
O'Meara , le docteur Antom-marchi , le général de
Montholon , le général Gourgaud , le général
Bertrand et Louis Marchand (son valet de chambre) . Ces témoi-gnages,
qui prétendent tous retranscrire avec exactitude les pensées
de Napoléon et porter sa parole, doivent de fait être
considérés comme les simples relais de souvenirs
sélectionnés et reconstruits par et/ou pour l'Empereur.
Ils alimentent à la fois l'histoire et la mémoire.
Ils constituent la source primaire des travaux historiques et
légendaires sur les séjours drômois de Bonaparte.
Dans un registre assez proche, la longue publication de la correspondance
permet de pénétrer son intimité et met en
lumière, par des lettres officielles ou à caractère
privé, différents aspects de sa personnalité.
Cette correspondance éclaire, dans une certaine mesure
et par fragments, son état d'esprit, ses rêveries,
ses réflexions et ses opinions au cours de ses divers passages
à Valence et dans la Drôme. La correspondance de
Napoléon Bonaparte constitue ainsi une source primordiale
pour les recherches des biographes et des historiens, qui l'exploitent
" à la manière d'une source orale à
distance " . C'est, en effet, la voix de l'intéressé,
ses affects, son destin qui sont censés trans-paraître
des lettres reçues ou adressées. Tels des matériaux
à l'état brut, la correspondance serait gage d'exactitude
factuelle, per-met-tant d'accéder à la vérité
historique. C'est du moins la prétention affichée
par la première compilation, parue dès 1819-1820,
la " Corres-pondance inédite et officielle de Napoléon
Bonaparte avec les cours étrangères, les princes,
les ministres et les généraux français et
étrangers " : " L'authenticité des lettres
que nous publions n'a pas besoin d'être prouvée
Nous nous bornerons donc à dire que cette correspondance
a été fidèlement copiée sur les pièces
originales, alors qu'elles étaient déposées
dans le cabinet particulier de Bonaparte. Nous avons longtemps
hésité pour la livrer à l'impres-sion ; mais
dans un moment où chacun s'empresse de fournir à
l'his-toire tous les matériaux, tous les documents nécessaires
pour transmettre à la postérité les faits
exacts d'une des périodes les plus remarquables des annales
françaises, nous nous sommes enfin déterminés
à ne pas priver les contemporains d'un recueil aussi précieux
" . Malgré ces certitudes, la correspondance, comme
tous documents historiques, doit être soumise à une
vigoureuse analyse critique, car s'y loge parfois la mise en scène
et les faux-semblants. Mais au-delà de la perspective méthodologique,
la lettre, notamment celle à caractère privée,
est souvent considérée comme le témoignage
par excellence, ouvrant l'accès à l'intimité
et aux états d'âme. Elle ne saurait laisser indifférent
son lecteur qui, comme par effraction, s'approprie des confidences
et perçoit la présence de son auteur. La correspondance
autorise ainsi un regard singulier, grâce à l'édition
ordonnée, dès 1858, par le futur Napoléon
III , et prolongée par la publication dirigée par
Picard et Tuetey, en 1912-1915 .
Il faut également compter, en ce qui concerne les séjours
drômois de Bonaparte, avec les travaux de recherches et
de compilations d'historiens des XIXe et XXe siècles, tels
le baron de Coston , le corse Toussaint Nasica , les méthodiques
Guido Biagi et Frédéric Masson , Théodore
Iung , Arthur Chuquet , Léonce de Brotonne et Ernest d'Hauterives
. Comme le souligne Florian Louis, dans la " Revue du Souvenir
Napoléonien " , cette substantielle correspon-dance
de Bonaparte, doit être regardée comme un témoignage
direct, " à chaud ". Sa valeur historique paraît,
sinon bien supérieure, du moins égale aux Mémoires
rédigées après coup. Elle permet de dresser
le portrait d'un jeune officier inscrit dans son temps, dont les
préoccu-pations sont en phase avec son âge, sa situation
sociale et son époque. On y découvre un jeune corse
nostalgique de son île, préoccupé par sa famille,
avide de culture et rêvant d'un destin glorieux. Par ses
préférences philosophiques (Rousseau et Raynal),
par son goût pour l'antiquité, par son intérêt
pour l'éducation et la pédagogie, par son engagement
politique, il s'avère, à l'instar de sa génération,
fils des Lumières et acteur du processus révolutionnaire.
Toussaint Nasica, puis Frédéric Masson, par exemple,
ont exhumé et publié, un courrier très intéressant,
adressé par Bonaparte à son oncle Fesch et rédigé
à Serves, près de Saint-Vallier, le 8 février
1791 : " J'ai trouvé partout les paysans très
fermes sur leurs étriers. Surtout en Dauphiné, ils
sont tous disposés à périr pour le maintien
de la Constitution. J'ai vu à Valence un peuple résolu,
des soldats patriotes et des officiers aristocrates
Les
femmes sont partout royalistes. Ce n'est pas étonnant.
La liberté est une femme plus jolie qu'elles qui les éclipse
" . Cette missive de jeunesse, comme tant d'autres, donne
ainsi corps au personnage historique, dévoilant ses pensées
profondes, ses opinions, ses états d'âme, jusqu'à
son intimité. Il en est de même pour sa correspondance
galante.
Les émois sentimentaux de ce jeune homme, en garnison dans
une petite ville de province, peuvent être mis à
jour, du moins approchés, par le biais de trois séries
de lettres " amoureuses ", datées du second séjour
valentinois de Bonaparte, en 1791. Ces lettres ont été
retrou-vées et publiées, de façon très
fragmentaire, dès 1825 . Il importe cependant, à
l'image du travail de Séverin , d'entreprendre une étude
critique de cette correspondance, réelle ou supposée,
d'autant plus que les prénoms des demoiselles ont parfois
été changés et que les dates ne concordent
pas toujours. La première série de trente-trois
lettres (da-tées pour les premières de Valence,
puis de Paris), conservée par des héritiers anonymes,
a été éditée par Benjamin Gadobert
. Ces lettres sont adressées par Bonaparte à une
certaine Mme D., originaire de Lyon et résidant à
Valence, dont le mari royaliste a été arrêté
et emprisonné (il décédera en prison). Cette
Mme D. serait-elle Françoise-Marie-Emilie Pellapra, la
maîtresse lyonnaise de Napoléon ? Les dates ne concordent
pas. Ces lettres ne sont-elles que des faux ? Leur style s'apparente,
à plus d'un titre, à celui de la correspondance
postérieure de l'Empereur, notamment ses lettres à
Joséphine, mais le doute demeure : " Vous persistez
dans votre résolution
? Eh bien, à trois heures
précises, je serai à l'Épervière.
Je m'y rendrai pas le chemin de Soyons à Valence ; vous,
tâchez d'y arriver par les prairies, afin d'échapper
au regard des promeneurs " .
Le chemin de l'Épervière
La seconde série, constituée
de cinq lettres adressées par le jeune Bonaparte à
Emma, a fait l'objet d'une vente aux enchères à
l'hôtel Drouot, en novembre 1832. Ces lettres ont été
publiées pour partie par la " Revue des Études
Napoléoniennes ", en janvier 1833 . L'écriture
et les senti-ments exprimés semblent bien ceux d'un jeune
homme en proie avec ses premiers tourments amoureux : " Seriez-vous
ou méchante, ou votre cur aurait-il été
donné ? Emma, un mot : aimez un peu qui vous aime trop
; laissez-moi lire dans votre âme " . Quant à
la personnalité de cette mystérieuse Emma, on reste
réduit à des conjectures : Caroline du Colombier
? Amélie de Laurencin ? Adélaïde de Saint-Germain
?
La troisième série de lettres publiées
par le comte André de Montalivet, en 1955 , concerne la
corres-pondance entre Adélaïde de Saint-Germain et
Jean-Pierre de Monta-livet (qu'elle épousera). Bonaparte
est toutefois très présent, puisque Adélaïde
indique qu'elle a reçu plusieurs lettres de " M. de
Bo. " et qu'elle évoque des sentiments à son
encontre.
L'histoire de la jeunesse de Bonaparte doit donc indéniablement
prendre en compte sa correspondance, officielle et privée,
qui initie des pistes de réflexions, mais multiplie aussi
les interrogations. Elle permet de pénétrer l'espace
intime et constitue une intéressante source historique.
Néanmoins, comme tous documents, ces lettres de jeunesse
doivent être soumises à l'analyse critique et confrontées
avec d'autres écrits valentinois du jeune Bonaparte. Les
travaux littéraires et les divers opuscules, rédigés
lors de ses deux séjours à Valence, 1785-1786 et
1791, permettent à bien des égards de saisir sa
personnalité complexe et d'apprécier sa trajectoire
et sa conduite. Frédéric Masson a, par exemple,
publié, d'après les manuscrits conservés
à la bibliothèque de Florence et mis à disposition
par Guido Biagi, trois écrits fragmentaires : " Sur
la Corse " daté du 26 avril 1786, " Sur le suicide
" daté du 3 mai 1786 et " La réfutation
du pasteur Roustan " daté du 9 mai . On y découvre
une pensée nourrie par la lecture de l'abbé Raynal
et de Rousseau , un esprit imprégné de corsisme,
un patriote convaincu et admiratif du héros corse Pascal
Paoli : " le pacte, par lequel un peuple établit l'autorité
souveraine dans les mains d'un corps quelconque, n'est pas un
contrat, c'est-à-dire que le peuple peut reprendre à
volonté la souveraineté qu'il avait commu-niquée
Ainsi les Corses ont pu, en suivant toutes les lois de la justice,
secouer le joug génois, et pourront en faire autant de
celui des Français " .
Dans son écrit, " Sur le suicide ", c'est une
toute autre facette du jeune homme qui apparaît, une âme
mélancolique, tourmentée, l'expression d'un mal-être
: " Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver
avec moi-même et me livrer à toute la vivacité
de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée
aujourd'hui ? Du côté de la mort. Dans l'aurore de
mes jours, je puis encore espérer de vivre longtemps. Je
suis absent depuis six à sept ans de ma patrie. Quels plaisirs
ne goûterai-je pas à revoir dans quatre mois et mes
compa-triotes et mes parents ! Des tendres sensations que me fait
éprouver le souvenir des plaisirs de mon enfance, ne puis-je
pas conclure que mon bonheur sera complet ? Quelle fureur me porte
donc à vouloir ma destruction ? Sans doute, que faire dans
ce monde ? Puisque je dois mourir, ne vaut-il pas autant se tuer
? Si j'avais déjà passé soixante ans, je
respecterais le préjugé de mes contemporains et
j'attendrais patiemment que la nature eût achevé
son cours ; mais puisque je commence à éprouver
des malheurs, que rien n'est plaisir pour moi, pourquoi supporterais-je
des jours que rien ne me prospère ? Que les hommes sont
éloignés de la nature ! Qu'ils sont lâches,
vils, rampants ! Quel spectacle verrai-je dans mon pays ? Mes
compa-triotes chargés de chaînes et qui baisent en
tremblant la main qui les opprime ! Ce ne sont plus ces braves
Corses qu'un héros animait de ses vertus, ennemis des tyrans,
du luxe, des vils courtisans. Fier, plein d'un noble sentiment
de son importance particulière, un Corse vivrait heureux
s'il avait employé le jour aux affaires publiques
La vie m'est à charge parce que je ne goûte aucun
plaisir et surtout elle est peine pour moi. Elle m'est à
charge parce que les hommes avec qui je vis et vivrai probablement
toujours ont des murs aussi éloignées des
miennes que la clarté de la lune diffère de celle
du soleil. Je ne peux donc pas suivre la seule manière
de vivre qui pourrait me faire supporter la vie d'où s'ensuit
un dégoût pour tout " .
C'est encore à Masson et à Biagi que l'on est surtout
redevable de la publication des écrits valentinois de Bonaparte
en 1791. Bonaparte a mûri et s'est affirmé, comme
le met en évidence son " Dialogue sur l'Amour "
, où il se met en scène avec son ami des Mazis et
une certaine Adélaïde : " Qu'est-ce que l'amour
?... je fus jadis amoureux et il m'en est resté assez de
souvenirs pour que je n'aie plus besoin de ces définitions
métaphysiques qui ne font jamais qu'embrouiller les choses.
Je vous dis plus que de nier son existence. Je le crois nuisible
à la société, au bonheur individuel des hommes,
enfin je crois que l'amour fait plus de mal
et que ce serait
un bienfait d'une divinité protectrice que de nous en défaire
et d'en délivrer le monde " .
En 1791, l'écrit fondamental pour approcher la pensée
de Bonaparte, est sans conteste son mémoire sur le bonheur,
composé pour l'Académie de Lyon. Publié par
Frédéric Masson, repris et enrichi par Arthur Chuquet
et Théodore Iung , ce discours conséquent renferme
des lignes très personnelles sur le bonheur de l'humanité,
la Raison, le génie, l'ambition et les passions. Il éclaire
la personnalité et la pensée profonde de ce jeune
homme de 22 ans, en phase avec la configuration culturelle et
intellectuelle de l'époque, aux prises avec le processus
révolutionnaire national et un contexte local compliqué.
Ainsi, les souvenirs de l'Empereur sur sa jeunesse qui nourrissent
le " Mémorial de Sainte-Hélène "
et ses appendices, doivent être lus à l'aune de sa
correspondance et de ses écrits valentinois. On peut considérer
ce corpus hétérogène comme la source primordiale
pour une étude sur les séjours et passages de Bonaparte
à Valence et dans la Drôme. Cet ensemble de témoignages
directs, " à chaud ", même s'il doit être
soumis à l'analyse critique et contextualité, véhicule
la parole réelle ou supposée du jeune corse. Cette
" source orale à distance ", ces discours de
Bonaparte doivent cependant être appréciés
à leur juste valeur. Ils doivent être mis en perspective
avec les Mémoires de son entourage, Mémoires rédigés
après coup mais dont l'intérêt ne saurait
être négligé.
Mémoires des proches, écrits de l'entourage.
Le genre littéraire considéré ici recoupe
tout à la fois le journal intime, le récit autobiographique,
le recueil épistolaire et le témoignage du mémorialiste.
Il s'agit donc des écrits rassemblant les souvenirs d'une
personne ayant été acteur ou témoin de la
jeunesse de Bonaparte à Valence. Leur publication est bien
souvent très posté-rieure à leur rédaction,
soit du vivant de l'auteur et de son plein gré, soit des
années après sa mort à la faveur de leurs
" redé-cou-vertes " fortuites. Un des exemples
le plus probant s'applique sans doute aux " Cahiers d'Alexandre
des Mazis ". Alexandre des Mazis (1768-1841) est peut-être
le plus intime des amis de jeunesse de Napoléon Bona-parte.
Cette amitié, née à l'École militaire
de Paris, se prolonge à Valence où tous deux sont
affectés. Séparés un temps par la Révo-lution,
Alexandre des Mazis ayant immigré, ils se retrouvent sous
le Consulat et demeurent proches sous l'Empire, des Mazis étant
désormais en charge du Garde-meuble impérial. Rédigés
tardivement (vers 1835) par un homme vieillissant, ces courts
mémoires n'étaient pas destinés à
la publication, mais relevaient plutôt de l'archive patrimoniale
à caractère familial et privé. Ils n'ont
été édités et diffusés au grand
public qu'en 1954 comme appendice à l'ouvrage de Paul Bartel,
" La jeunesse inédite de Napoléon " .
Alexandre des Mazis y fait mention de sa relation de jeunesse
avec Bonaparte et de leur quotidien à Valence. Malgré
le regard très critique porté par Robert Laulan
qui relève de nombreuses inexactitudes et confusions ,
les souvenirs de des Mazis fourmillent d'anecdotes sur le premier
séjour de Bonaparte à Valence et en Drôme,
telle cette grisante chevauchée à Chabeuil : "
Peu de jours après notre arrivée à Valence,
Buonaparte me proposa de faire une course à cheval à
Chabeuil. Nous avions encore nos uniformes de l'École militaire,
nous prîmes des chevaux de louage et ne fîmes qu'un
temps de galop. Mon frère qui nous vit partir était
fort effrayé de " voir d'aussi mauvais cavaliers monter
d'aussi mauvais chevaux ". Une fois lancé, nous ne
pûmes les retenir, nous traversâmes un village à
toute bride, nos cheveux épars, la poudre qu'ils renfermaient
répandues sur nos habits, ce qui nous fit prendre pour
des contrebandiers ; nous revîn-mes à Valence avec
le même train et fûmes plusieurs jours à nous
remettre de cette équipée, qui fut toujours pour
Buonaparte un souvenir plein de charme parce qu'il lui rappelait
ce premier élan de sa jeunesse libre " .
Dans un registre assez proche, les Mémoires de Louis Bonaparte
, dictés à son secrétaire en 1836, et l'abondante
correspondance échangée avec son ami valentinois
François Mésangère, publiés et commentés
en 1889 par le baron de Coston , livrent quelques détails
intéressants sur le second séjour à Valence.
Les relations entre le jeune Louis, âgé de 13 ans,
confié à son frère aîné de 22
ans, les fréquen-tations de Bonaparte en 1791, trouvent
par exemple leurs places dans ces écrits non dénués
d'arrière-pensées, en lien avec les rapports quelque
peu conflictuels des deux frères sous l'Empire.
Le genre mémoriel, en effet, pose la question de l'intentionnalité
des auteurs, des motivations profondes qui les poussent à
témoigner. Le " mémorialiste " diffuse
sa propre vision des événements, parfois a posteriori,
au risque de déformer les faits, de transmettre une image
partielle, voire partiale. C'est notamment le cas de ses proches,
membres de sa famille ou personnalités de la Cour impériale,
qui, au gré de leurs souvenirs, évoquent des anecdotes
tel Joseph , relatent des propos de l'Empereur entendus ou rapportés
en rapport avec sa jeunesse valentinoise, à l'exemple du
baron de Bausset (préfet du Palais) ou de Caulaincourt
(duc de Vicence) . Si ces Mémoires de parents ou de proches
apportent parfois leur caution historique ou testimoniale, plusieurs
écueils peuvent en altérer le genre. Les affects
de l'auteur, depuis le discours partisan et parfois hagiographique
jusqu'au rejet patent et calomnieux que l'on trouve par exemple
dans le récit de la duchesse d'Abrantès , mettent
en évidence les limites du genre.
Ainsi le corpus de Mémoires sur la jeunesse de Bonaparte
à Valence et en Drôme publié aux XIXe et XXe
siècles (présenté ici de façon non
exhaustive ), s'il met à jour des faits et des paroles,
réels ou supposés, est à prendre avec une
extrême circonspection. Il nourrit la narration historique,
lui donne plus de relief, mais alimente également l'illusion
et la légende. En 1839 déjà, le " Courrier
de la Drôme et de l'Ardèche ", journal orléaniste,
fustigeait, non sans exagération et dédain, ces
" fabricateurs de mémoires " : " La plupart
de ceux qui prennent la plume pour initier le public aux évènements
de leur vie, se proposent avant tout de rehausser leur importance
personnelle ; sur un piédestal, élevé de
leurs mains, ils se prodiguent à eux-mêmes les faciles
hommages d'une adulation sans retenue ; rien ne leur coûte
pour relier les détails les plus indifférents de
leur intérieur aux intérêts les plus puissants
de l'État : s'ils viennent à nommer un homme célèbre,
ils prouvent par mille anecdotes mensongères, qu'ils ont
eu avec lui des relation d'intimité. Pour ne citer qu'un
exemple, Madame d'Abrantès, parlant de la jeunesse de Napoléon,
est un modèle du genre. En somme, les mémoires,
sauf quelques exceptions, sont à peine des romans historiques
" . Si l'historien, sans les négli-ger, doit donc
prendre avec prudence les souvenirs familiaux et ceux de l'entourage
impérial, il doit tout autant tenir compte et se méfier
des paroles de Valentinois et de Drômois, témoins
autoproclamés des séjours et passages de Bonaparte
à Valence et dans la Drôme.
Paroles de Drômois.
L'historienne Annette Wieviorka plaide pour une écriture
lucide de l'histoire qui consent à la coexistence bénéfique
des témoignages et des uvres historiques . Les témoins,
par leurs vécus et leurs réflexions intimes en prise
avec le contexte local, éclairent en effet les savoirs
historiques par la diversité de leurs expériences
et la multiplicité des points de vue. En ce sens, il paraît
indispensable, dans cette étude, de donner corps et chaleur
au récit par le recours aux témoins - acteurs valentinois
de la fin du XVIIIe et du début XIXe. Enrichissant le regard
critique par la connaissance sensible de l'envi-ronnement valentinois,
ils donnent une atmosphère et une " authen-ticité
" remarquables aux écrits. Tel est le cas du "
Journal d'un Bourgeois de Valence ", une uvre posthume
publiée par le biblio-phile dauphinois Adolphe Rochas ,
qui relate les événements survenus dans la ville
entre la 1er janvier 1789 et le 9 novembre 1799. On retrouve entre
autres dans cette chronique (ainsi que dans l'ouvrage du baron
de Coston et chez Marius Villard ), l'anecdote, réelle
ou imaginaire, de la mendiante de l'église Saint-Jean reprise
par l'historien valentinois Marius Léty : " Au moment
où Bonaparte va franchir le seuil du saint lieu, il est
accosté par une femme qui paraît très malheureuse
et qui lui demande l'aumône. Elle tient deux enfants sur
ses bras. Le jeune lieutenant la regarde, elle et ses deux enfants,
tire un écu de trois livres de sa poche et le lui met dans
la main. Etonnée d'une générosité
pareille, la pauvresse le fixe à son tour et lui dit :
Merci, mon lieutenant, je vous souhaite une couronne. C'est bien
possible, répond gravement Bonaparte en pénétrant
dans l'égli-se " . Quel crédit accorder à
ce témoignage ? La méthode critique et la prudence
s'imposent bien évidemment, mais que cette parole soit
rapportée ou qu'il s'agisse d'une falsification, elle n'en
nourrit pas moins la légende et éclaire l'histoire
de la mémoire de " Bonaparte et Valence ".
La mémoire a posteriori, le témoignage distant,
subissent l'influ-ence de ce que le prétendu témoin
a lu et entendu des faits. Ainsi pour les Drômois, témoins
directs ou indirects, interrogés dans les années
1830-1840 par le baron de Coston et par le " Courrier de
la Drôme et de l'Ardèche ", se posent inévitablement
la question de la véracité et de l'objectivité
des sources orales. Néanmoins, comme le soutien le philosophe
Paul Ricoeur, les témoignages et leurs confrontations doivent
être le point de départ du récit de l'historien
. Le baron de Coston, officier supérieur d'artillerie en
retraite à Valence, initie ce mouvement en 1840 par sa
" Biographie des premières années de Napoléon
Bonaparte " qui s'appuie sur une compilation raisonnée
des actes, archives locales, lettres, notes, dont beaucoup d'inédits,
minu-tieusement rassemblés. Outre cette compilation exhaustive,
cet érudit se singularise surtout par le recours aux témoins
locaux, solli-cités, interrogés et abondamment cités
dans son ouvrage. Il exploite les témoignages directs des
quelques Drômois toujours vivants dans les années
1830 et qui prétendent avoir approché Bonaparte
lors de ces séjours. Il utilise également les témoignages
indirects, bien plus sujets à caution, de ceux qui relatent
des anecdotes racontées, entendues, des souvenirs transmis
souvent dans le cadre familial. Si le baron de Coston, par souci
méthodologique, s'efforce de confronter ses témoins,
entre eux et avec les archives, afin de " neutraliser "
la subjectivité de leurs souvenirs souvent flous et passionnels,
en 1841 les journalistes du " Courrier de la Drôme
et de l'Ardèche " n'apparaissent pas aussi précautionneux
et rigoureux. La perspective journalistique les incite à
considérer les témoignages, même les plus
douteux, comme la source fondamentale et probante du récit
historique. C'est tout d'abord Mme Chambon, la nièce de
Catherine Mayousse, la gouvernante de la pension Bou en 1785,
qui, d'après ses souvenirs d'enfance, est chargée
de " décrire " la première soirée
de Bonaparte à Valence . Ce sont ensuite " les descendants
", " fils, petits-fils, neveux et petits neveux "
qui sont érigés en " témoins oculaires
" des réunions dans le café-cercle contigu
à la chambre de Bonaparte dans la maison Bou . C'est enfin
" M. de Sinard fils, qui vit encore, et qui, en 1785, était
fort jeune, se rappelle parfaitement les traits, les habitudes
de Bonaparte, et mieux encore celles de son ami des Mazis "
, etc
. Au début des années 1840, " Le
feuilleton " publié par " Le Courrier de la Drôme
et de l'Ardèche ", et, dans une moindre mesure, la
biographie du baron de Coston, dépeignent l'histoire telle
que certains témoins - acteurs locaux l'ont vécue
ou ressentie, une histoire vivante et sensible, presque intimiste.
Mais, comme le souligne l'historien Fran-çois Hartog ,
cette posture pose le problème de la distance historique
et celui de l'objectivité. En d'autres termes, les témoins
drômois, plusieurs dizaines d'années après
les passages de Bonaparte dans la région, n'extrapolent-ils
et ne survalorisent-ils pas leurs propres vécus ? N'y a-t-il
pas une reconstruction, consciente ou inconsciente, à posteriori
des faits ? Sur ce point, les souvenirs de Pierre-Auguste Bou
semblent assez significatifs.
Pierre-Auguste Bou (1753-1841) est le demi-frère de Mlle
Bou qui logea Bonaparte lors de ces deux séjours à
Valence (1785-1786, 1791). Son témoignage, exploité
par certains historiens locaux des XIXe et XXe siècles
, est repris et annoté, d'une façon très
critique, dans le " spécial Bonaparte " des "
Petites Annales de Valence " en juin 1969. Les confusions
et les erreurs (volontaires ?) qui jalonnent le récit de
ce témoin autoproclamé, généralisent
son expérience et donnent une importance démesurée
à sa propre personne et à sa famille : " Napoléon
venait, dans de courts instants, s'asseoir près de nous,
afin nous disait-il " de secouer ses oreilles ", et
de goûter le tabac de mon père, qui lui était
souvent refusé, mais qu'il saisissait, dès qu'il
en trouvait l'occasion avec une vivacité joyeuse. Il nous
faisait lecture des ouvrages auxquels il travaillait avec ardeur
dans sa chambre où il se tenait toujours enfermé.
Je les lui fis imprimer à Valence et à Lyon
À voir mon père sur la promenade du Cagnard , ou
de la petite place des Clercs, appuyé sur le jeune officier
attentif et complaisant, on eut dit le père et le fils,
malgré la propreté minutieuse de l'un et l'accoutrement
assez négligé de l'autre. Ma sur, d'un esprit
éclairé et excellent guide, eut beaucoup de peine
à faire aller Napoléon aux Assemblées
Il lui montra beaucoup de déférence et une tendre
affection, surtout après deux indispositions qu'il eut
chez nous, et où, en allant tout maternellement le soigner,
elle découvrit son linge en très mauvais état
et le fit constamment réparer sans jamais lui en parler.
Il comprit cette délicatesse et chaque fois qu'il la trouvait
dans sa chambre occupée à ranger ses tiroirs, il
lui disait avec reconnaissance : Mademoiselle, combien je vous
dois ? " .
Les " Souvenirs d'un Valentinois sur Bonaparte " de
Pierre-Augus-te Bou, au même titre que tous les autres témoignages
oraux ou écrits émanant de Drômois (présentés
de façon non exhaustive), doivent être passés
au crible de la méthode critique. " Une affirmation
n'a le droit de se produire qu'à la condition de pouvoir
être vérifiée " . C'est ce principe fondamental,
énoncé par le grand historien Marc Bloch, qui, in
fine, doit permettre de concilier la parole du témoin et
le travail de l'historien. Depuis le milieu du XIXe siècle,
certains universitaires parisiens, parmi les plus grands spécialistes
de l'histoire napoléo-nienne, et certains érudits
locaux, ont tenté, avec plus ou moins de bonheur, d'établir
une histoire scientifique des différents passages et séjours
de Bonaparte à Valence et en Drôme.
Histoires d'historiens
À l'image du baron de Coston, l'école historique
du XIXe siècle s'attache à recueillir les Mémoires,
les témoignages et à les confronter aux archives,
notes, correspondances
Le temps des témoins-réfé-rents
sanc-tifiés, des anecdotes inlassablement reproduites et
inter-pré-tées, laisse place à une investigation
plus méthodique et à une analyse critique systématique.
Une histoire à prétention scientifique se subs-titue
ainsi à l'histoire napoléonienne romantique, animée
par le souffle de la passion, symbolisée par le contraste
entre Mme de Staël condam-nant Napoléon dans ses "
Considérations sur la Révolution fran-çaise
" et Stendhal défendant, pour partie , son héros.
Les travaux de Frédéric Masson, Guido Biagi, Arthur
Chuquet et Théodore Iung, dans les années 1880-1890
, sont au cur d'une nouvelle conception de l'érudition
napoléonienne. Affiliés de près ou de loin
à l'École méthodique, ces historiens reconstruisent
le récit sur la jeunesse valentinoise de Bonaparte. Pour
ce faire, ils se fondent sur l'amplification de la recherche et
de la publication des documents historiques à laquelle
ils participent activement. Ils s'appuient sur de rigoureux procédés
de connaissances historiques. Ils ambitionnent d'épurer
les documents et les témoignages de leurs subjectivités
afin de retrouver la vérité des faits. Par une critique
systématique, externe et interne des sources (analyser
les caractères matériels des docu-ments, examiner
leur cohérence, procéder à des rapprochements),
ils cherchent à établir des faits probants, à
les expliquer et à les relier. Animés par la quête
de la vérité objective, ils s'attachent ainsi à
débusquer légendes et falsifications pour fixer
définitivement (du moins le pensent-ils) les détails
de l'histoire de Bonaparte à Valen-ce et en Drôme.
Cette ambition prend assise sur une méthode proba-toire
censée mettre à jour l'exactitude et la sincérité
des documents écrits et des témoignages rapportés
ou recueillis : " Toutes les métho-des critiques visent
à répondre à des questions simples. D'où
vient le document ? Qui en est l'auteur, comment a-t-il été
transmis et conser-vé ? L'auteur est-il sincère
? A-t-il des raisons, conscientes ou non, de déformer son
témoignage ? Dit-il vrai ? Sa position lui permettait-elle
de disposer de bonnes informations ?... " . Recoupant archives
et témoignages, Masson, Chuquet et Iung confirment, par
exemple, l'impli-cation de Bonaparte dans les grandes manifestations
qui accom-pagnent le processus révolutionnaire à
Valence en 1791 : participation à l'Assemblée des
sociétés populaires (3 juillet 1791), serment public
de fidélité à la Constitution (6 juillet
1791), serment solennel du champ de Mars " à la Nation
et à la Loi " (14 juillet 1791). Les convergences
globales et le consensus méthodologique n'em-pêchent
cependant pas les divergences d'interprétation, les hypo-thèses
contradictoires et les désaccords factuels. Iung soutient
par exem-ple que, le 7 octobre 1786, Bonaparte est parti pour
Douai rejoindre le régiment de la Fère, alors que,
pour Masson et Chuquet, il a regagné sa Corse natale dès
septembre. Masson se hasarde seul à envisager l'affiliation,
en 1791, de Bonaparte à la loge maçonnique valentinoise
La Sagesse
Malgré leurs imperfections, les faits historiques mis à
jour par ces historiens méthodiques, vont former l'assise
des récits des compila-teurs et vulgarisateurs (dans un
sens non péjoratif), et le fond des travaux des chercheurs
qui agrègent " Bonaparte et Valence " dans la
grande histoire napoléonienne. Il ne s'agit pas ici, bien
entendu, de citer d'une manière exhaustive les innombrables
ouvrages sur Napo-léon, mais de mettre en évidence
quelques historiens qui éclairent l'histo-riographie napoléonienne,
ses continuités épistémo-logiques et ses
inflexions méthodologiques, à travers des études
détaillées consa-crées à la jeunesse
de Bonaparte. Le " Napoléon intime " d'Arthur
Lévy, publié en 1893, qui accorde une place conséquente
à ses séjours et passages à Valence et n'hésite
pas à remettre explicitement en cause certaines interprétations
émanant d'intellectuels patentés : " Pendant
que M. Iung reproche à Napoléon de trop fréquenter
l'élément civil, d'autre part, M. Taine lui reproche
de se montrer envers ces mêmes civils, " dépaysé
et hostile ". Ces assertions qui ne peuvent être exactes
toutes deux, ne le sont, dans l'espèce, ni l'une ni l'autre
; la vérité, toujours simple, est que le lieutenant
Bonaparte eut, avec le civil comme avec le militaire, les mêmes
relations que ses camarades, ni plus ni moins. Napoléon
fut, à Valence, ce qu'ont été, dans toutes
les garnisons, le lieutenant de dix-sept ans, frais émoulu
de l'école, apportant le désir de paraître
l'homme que l'on est en réalité par le grade sans
l'être encore par l'âge " . Malgré ces
quelques réserves et l'affirmation du regard critique,
la plupart des auteurs contemporains, tels Louis Madelin (1937)
, Paul Bartel (1954) ou Jean Thiry (1975) qui ont mis en récits
les années de jeunesse de Bonaparte, se reposent toujours
sur des sources établies au tournant des XIXe et XXe siècles.
Madelin, Bartel, puis Thiry, le reconnaissent à travers
des références bibliographiques très proches
et très classiques qui mettent en évidence l'édition
des grandes correspondances, le " Mémorial de Sainte-Hélène
", les divers Mémoires des proches, mais surtout les
ouvrages de Coston, Masson, Biagi, Chuquet, Iung. Ces derniers
sont également très largement exploités par
les " vulgarisateurs ", tel Jean de Metz qui, pour son
récit illustré, utilise essentiellement Chuquet
pour aborder Valence , tel l'académicien Louis Bertrand
pour son livre destiné aux enfants , tel, plus récemment,
Georges Roux , Alain Decaux ou André Castelot .
L'univers foisonnant des magazines et revues consacrés
à Napo-léon est à plus d'un titre représentatif
de l'évolution méthodologique et de la diversité
historiographique qui, depuis le début du XXe siècle,
font évoluer les approches sur Napoléon en général,
sur sa jeunesse en particulier. Si, en 1912, la " Revue des
études napoléoniennes " tergiverse entre la
tentation hagiographique à connotation patriotique et un
projet scientifique dans le sillage de l'école méthodique,
la démarche savante et l'ambition de l'érudition
qui animent aujourd'hui la " Revue de l'Institut Napoléon
" et " Napoleonica ", la revue en ligne de la Fondation
Napoléon , proposent d'intéressantes pistes de recherche
sur l'histoire de Bonaparte à Valence et en Drôme.
Parallèlement à ces revues de références,
des magasines de vulgarisation, comme la " Revue Napoléon
" ou " Napoléon 1er, le magazine du Consulat
et de l'Empire ", tous deux créés en 2000,
se chargent de diffuser les résultats de recherches innovantes
et de rendre accessibles des savoirs longtemps confinés.
L'historienne Emmanuelle Papot (collaboratrice de la Fondation
Napoléon) a, par exemple, publié, en mai - juin
2004, dans " Napoléon 1er ", une remarquable
synthèse sur " Bonaparte et Valence, le temps des
apprentissages " . Son récit, très clair et
problématisé, se fonde sur les ouvrages de l'école
méthodique de la fin du XIXe (Masson, Chuquet et Iung sont
très largement cités) confrontés aux livres
plus récents de Madelin, de David Chanteran-ne et surtout
aux travaux de Jean Tulard.
Les recherches des historiens méthodiques constituent donc
toujours l'épine dorsale pour retracer l'histoire de "
Bonaparte et Valence ", et leurs récits deviennent
eux-mêmes sources historiques, notamment pour les compilateurs
et vulgarisateurs. Mais ces historiens-référents
subissent à leur tour une certaine " remise en cause
" critique engagée par l'évolution historiographique.
Pour trouver un véritable renouvellement sur le sujet,
il faut regarder du côté des universitaires. Georges
Pariset réalise, dans les années 1920, une première
et innovante synthèse historique . André Malraux,
en 1930, assume la dimension littéraire et légendaire
de son écrit . Jean Tulard s'attache à épurer
la jeunesse de Bonaparte des légendes qui l'ont déformées,
" problématise " son travail et participe à
l'uvre collective des " lieux de mémoire "
. Plus récemment encore, Natalie Petiteau tente d'analyser
les influences réciproques entre la mythologie et l'historiographie
napoléonienne . Le rapport entre histoire et mémoire
est désormais au centre de nombreux travaux d'historiens
qui mettent en évidence les différences d'interprétations
et le jeu entre les discours légendaires et les faits historiques.
Enfin, parmi tant d'autres, il convient de prêter attention
aux travaux de Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon,
enseignant à l'université Paris IV, administrateur
de l'Institut Napoléon. Thierry Lentz, outre ses nombreuses
publications , a assumé la tâche de secrétaire
général du comité pour une édition
renouvelée de la correspondance de Napoléon (initié
par la Fondation Napoléon). Il a ainsi dirigé les
trois premiers volumes de cette uvre essentielle pour l'histoire
de " Bonaparte et Valence ", avec la publication de
nombreuses lettres inédites écrites dans la région
entre 1784 et 1802 .
Le savoir sur la jeunesse de Bonaparte continue donc d'évoluer,
de s'affine et de progresser. De nouvelles problématiques
se dégagent mettant notamment en exergue les enjeux de
mémoires et les interactions entre l'histoire et la légende.
Dans cette optique, les érudits et historiens locaux, Valentinois
et Drômois, doivent être envisagés comme des
sources importantes pour la connaissance historique auxquels ils
ont très largement contribué par leurs recherches.
Certains d'entre eux doivent aussi être considérés
comme des " passeurs de mémoires ", des bâtisseurs
d'une histoire légendaire à vocation identitaire.
" Bonaparte et Valence " chez les érudits
et historiens " valentinois "
Portés par la vague patrimoniale qui émerge dans
la seconde moitié du XIXe et s'épanouit au XXe siècle
, l'histoire locale cultive la fibre émotionnelle que procurent
l'appartenance au lieu et l'amour " du pays ". L'érudit
" valentinois ", dans la lignée du baron de Coston,
présente souvent son " Bonaparte et Valence "
comme une enquête de terrain qui s'appuie sur la connaissance
intime de son milieu de vie. En 1895, Marius Léty imagine
et reconstitue l'atmosphère romantique et poétique
du jeune homme à la fenêtre de son logement dans
la Grand'Rue : " D'abord logé par billet chez Mlle
Bou qui tenait un café, Bonaparte ne tarda pas à
s'entendre avec cette personne qui lui loua une chambre meublée
au deuxième étage de l'immeuble, dont les croisées
s'ouvraient sur la Grand'Rue, presqu'en face de la Maison des
Têtes, remarquable par sa façade couverte de sculptures
et de statues dans le style énorme et grimaçant
du Moyen-Age, dont on voit encore des vestiges, mais qui vont
s'effritant sous l'aile du Temps. Tandis qu'accoudé à
sa croisée, le jeune lieutenant considérait ces
ruines d'un autre âge, se doutait-il qu'un jour viendrait
où le modeste logis qu'il occupait serait, de la part des
étrangers, un objet de respectueuse curiosité ?
" . Dans un autre registre, Jean Pieri, en 1966, présuppose
un Bonaparte saisi par le cadre naturel et sensible aux paysages
drômardéchois : " Il alla sur la rive droite
du Rhône, en Ardèche, dans la plaine de Guilherand,
à Saint-Péray et gravit jusqu'à son sommet
le château de Crussol. Ce château, sur les hauteurs
de la rive droite du Rhône, domine le fleuve ; il en reste
actuellement des ruines sur une grande surface occupant tout le
sommet de la colline et que l'on voit de loin. Il alla à
Saint-Georges qui est une station thermale modeste dans l'Ardèche,
pas loin de Valence. Il restait sensible aux sites de l'Ardèche
qui lui rappelait beaucoup la Corse, car les deux provinces ont
bien des traits de ressemblance
Il n'est pas jusqu'aux sites
naturels de la région qui n'aient influencé son
caractère, ses rêveries " . Ce type d'approche
qui exploite la connaissance de l'environnement proche et instrumentalise
la " couleur locale ", joue également sur le
sentiment d'appartenance conféré par l'esprit des
lieux et la sensation de l'intime. L'auteur s'adresse directement
au lecteur, en appelle à ses affects particularistes qui
entrent en résonance avec son vécu et son identité.
L'éditorial du " spécial Bonaparte " des
"Petites Annales de Valence ", paru en juin 1969, recourt
ouvertement à ce procédé teinté d'empathie
et susceptible de susciter une impression de relation personnelle
entre l'auteur, l'objet d'étude et le lecteur : "
Napoléon est un peu valentinois. Il a habité parmi
nous et le nom de notre ville a eu pour son cur une résonnance
particulière, cette douceur qui nous vient des souvenirs
de notre jeunesse. Ce jeune garçon, éloigné
de sa terre natale et de sa famille, a trouvé parmi nous,
des personnes généreuses, sensibles à sa
solitude et à sa pauvreté. Cette science, si importante
jadis, qui était celle des usages de la bonne société,
l'art d'entrer dans un salon, de saluer un rond de dames, d'écouter
et d'enchaîner avec esprit une conversation, la désinvolture
fin de siècle, c'est ici que le jeune Bonaparte a commencé
à les découvrir " . Cette dimension affective
du récit, cette illusion de l'authenticité, se retrouvent,
avec plus ou moins de vigueur, chez de nombreux érudits
locaux, à l'instar de A.M. Franck, conseiller de préfecture
de la Drôme à la fin du XIXe siècle, qui présente
" Valence en 1785 et le lieutenant Bonaparte ", liant
intimement la ville et la destinée de son héros,
sur un ton à la fois sensible et lyrique non dénué
d'intérêt historique .
Cette posture qui sollicite à la fois l'émotion
et l'identification, se retrouve chez la plupart des journalistes
et chroniqueurs historiques, depuis le " Courrier de la Drôme
et de l'Ardèche " des années 1840 jusqu'au
" Dauphiné Libéré " d'aujourd'hui.
Sous la plume journalistique d'André Blanc, puis de Pierre
Vallier et de Jean-Hervé Champaurie, c'est la mémoire
locale et un passé sensible qui sont régulièrement
mis en scène avec le souci de forger une conscience identitaire.
Cette optique substantielle à la presse régionale
s'appuie sur l'immense mouvement commémoratif qui a saisi
notre société et sur la vague patrimoniale contingente.
L'histoire devient " une prati-que sociale et culturelle
" . En réponse à la demande contemporaine et
aux attentes publiques, c'est une histoire mémorielle et
identitaire qui émerge, une histoire qui véhicule
des émotions et qui divertit.
Dans cette perspective et en lien avec les
écrivains romantiques, qui à l'instar de Balzac,
de Victor Hugo, de Musset, de Vigny sont fascinés par la
figure de Napoléon et l'épopée impériale,
la littérature locale s'empare de la mémoire et
de l'histoire de Bonaparte. Des romans, des feuilletons, des fictions
historiques exaltent ses aventures réelles ou imaginaires.
Ces reconstitutions romanesques restituent des anecdotes, en dégagent
une poétique et en extrapolent le sens, fournissant à
la légende son assise littéraire. En 1938, par exemple,
Pérignat propose une étude hagiographique sur "
Le lieutenant Bonaparte à Valence ", " fleurie
d'un brin de fantaisie roma-nes-que " . Ce roman historique
participe à la " légende dorée "
ren-voyant l'image d'un surhomme prédestiné qui
mûrit lentement durant ces deux séjours dans la Drôme.
L'ouvrage de Pérignat combine des faits avérés
et des hypothèses fantaisistes. Exploitant l'allusion de
l'Empereur au cerisier des Basseaux, l'auteur présuppose
une idylle entre Bonaparte et Caroline du Colombier : " Bonaparte
vint donc à Basseaux, et y revint souvent. Il y alla pour
les cerisiers en fleurs. Il continua d'y venir au temps des cerises
écarlates, et surtout parce qu'il y avait Caroline
On voit ça de là. Le joli prétexte "
; " De toutes les anecdotes citées sur Bonaparte lors
de son séjour à Valence, il faut écarter
les menus incidents pour ne nous arrêter qu'à son
idylle avec Caroline. Elle fait pâlir tout autre souvenir.
Pour la dernière fois, le petit lieutenant va quitter Valence.
Nous allons le regarder s'éloigner, en pressentant qu'un
lien mystérieux et fort va l'enchaîner à notre
cité pour toujours. Ce lien, c'est le souvenir de l'amie,
l'inoubliable souvenir du premier amour deviné. ".
Dans la même lignée, en 1975, René Fonvieille,
président de la cour d'appel de Grenoble et historien local,
compose un récit historique très largement romancé
et enjolivé mettant en scène " Les premiers
baisers de Napoléon Bonaparte " avec Caroline du Colombier
: " Les deux jeunes gens employaient aussi agréablement
que possible les journées à la campagne. Tout en
se faisant les yeux doux et en se racontant fleurette
Mais
les amoureux les plus sages ont une façon singulière
de manger les cerises, lèvres contre lè-vres "
. Enfin dernier exemple, d'un genre différent, le récit
histo-rique sur " Mathieu Bouvier - enfant d'Etoile et grenadier
de la Garde ", raconté par Michel Garcin à
partir d'archives familiales, communales, départementales
et de divers documents imprimés. L'auteur, dans son projet
de reconstitution historique, imagine un jeune Etoilien qui, par
hasard, rencontre Bonaparte et Caroline de Colombier aux cerisiers
des Basseaux : " Il n'y avait
à quelques pas
de moi, que Caroline du Colombier qu'accompagnait un jeune homme
en habit militaire, efflanqué et de petite taille, avec
des cheveux noirs et raides, des yeux sombres au regard perçant
et un visage maigre et olivâtre
il cueillit un joli
" floquet de fruits rouge sang, qu'il offrit ensuite à
Mlle du Colombier
" . Cette littérature, très
diverse, point de rencontre de la légende et de l'histoire,
témoigne finalement que les séjours de Bonaparte
à Valence et en Drôme, relèvent bien de la
tradition locale. Les témoins directs ont disparu, la mémoire
collective s'émancipe de l'expérience sensible et
du souvenir. Elle pénètre le champ de la mémoire
acquise, transmise, racontée, le champ de la mémoire
héritée et à préserver : la voie vers
la patrimonialisation est ouverte.
La relation émotionnelle souvent recherchée par
l'histoire identitaire et mémorielle de l'érudit
" valentinois " et " l'expérience imaginaire
" à tonalité littéraire et romanesque,
ne doivent cependant pas masquer l'importante contribution apportée
par la recherche historique locale. Le savoir sur " Bonaparte
et Valence " évolue et s'enrichit, depuis la biographie
du baron de Coston en 1840, celles de Marius Léty et de
A.-M Franck à la fin des années 1890, jusqu'à
" l'Histoire de Valence " de Jeanne Flandreysy et Etienne
Mellier (1910), jusqu'aux " 240 000 Drômois ",
un remarquable ouvrage collectif publié à l'occasion
du bicentenaire de la Révolution et dirigé par Roger
Pierre qui permet de replacer Bonaparte dans le contexte socio-économique,
politique et militaire local, et qui donne sens au processus révolutionnaire
dans la Drôme . Cette uvre qui cherche à dépasser
la conception purement événementielle et contingente
des faits historiques au profit d'une historique totale, problématisée
et pluridisciplinaire, n'accorde qu'une place marginale aux individus.
Bonaparte paraît donc logiquement délaissé,
mais ce renoncement biographique laisse place à une possible
mise en perspective matérielle et culturelle. C'est "
un autre " Bonaparte, plus humain et soumis aux pesanteurs
locales, qui peut alors émerger de l'interaction comparative
entre les biographies et la prise en compte dans sa globalité
du contexte drômois à la fin du XVIIIe et au début
du XXe. Sans pour autant abandonner les témoignages, sans
négliger les travaux des historiens méthodiques
(qui restent convoqués pour tous les articles et ouvrages
contemporains), certains cher-cheurs " va-lentinois "
depuis les années 1960, s'affairent à renouveler
l'histoire de " Bonaparte et Valence " par de nouvelles
approches et de nouveaux objets d'études. Beaucoup renoncent
à un récit global pour s'adonner à des thématiques
plus restreintes : tel l'article des " Petites Annales de
Valence " sur la couleur de la culotte du jeune sous-lieutenant
au Régiment de la Fère , tel le travail de Messié
sur les " premiers coups de canon de Bonaparte " mis
à la tête des canonniers la Garde Nationale Drômoise
par le général Carteaux en juillet 1793 . Dans la
perspective d'une histoire des mentalités, André
Blanc, avec son " Bonaparte inconnu ", ébauche
quelques pistes permettant de saisir l'état d'esprit et
la personnalité du lieutenant de 1791. Il propose ainsi
d'analyser les écrits du jeune officier en partant du contexte
" philosophico-littéraire " et des évènements
que Valence a vécus à cette époque . Dans
un genre très différent, Germaine Montagnon-Peyron,
à partir des archives, s'est attaché à étudier
de façon circons-tanciée " La vie militaire
à Valence au temps de Buonaparte " .
Le rôle joué par l'histoire locale et sa vitalité
depuis le XIXe siècle, avec les quelques exemples évoqués,
incitent à la considérer contre une source essentielle
et innovante pour l'histoire de Bonaparte et Valence. Conjuguant
l'érudition scientifique avec la connaissance intime du
milieu de vie, elle permet d'accéder à une "
histoire sensible et vivante " , une histoire qui instruit
et qui divertit, mais qui interroge aussi la mémoire et
l'identité.
Une étude synthétique exige donc de prendre en compte
les travaux des historiens locaux, ceux des universitaires, méthodiques
et contemporains, de les confronter et de croiser leurs récits
avec les écrits et propos rapportés de Napoléon
Bonaparte, avec les Mémoires de son entourage et les témoignages
de ceux qui prétendent l'avoir côtoyé à
Valence. La méthode critique et la démarche comparative
ainsi appliquées, il s'agit finalement d'interroger ces
sources plurielles, de donner sens aux différentes interprétations,
et de comprendre les interactions entre l'histoire et la mémoire,
entre les faits historiques, l'imaginaire et les légendes
qui entourent les dix-huit passages de Bonaparte à Valence
et en Drôme. Notre histoire s'ébauche donc avec la
fugace traversée de 1778 et débute réellement
avec le premier séjour en 1785-1786.
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Gabriel Madec, assisté d'Emilie Barthet et François
Houdecek, Fayard, 2004 ; tome II " La campagne d'Italie et
l'avènement (1798-1799) ", Fayard, 2005 ; tome III
" Pacifications (1800-1802) ", Thierry Lentz (dir),
avec la collaboration de Gabriel Madec, assisté d'Emilie
Barthet et François Houdecek, Fayard, 2005.; tome IV "
Ruptures et fondation, 1803-1804 ", François Houdecek
(dir), avec la collaboration de Gabriel Madec, assisté
d'Irène Delage et Elodie Lerner, ainsi que de Patrick Le
Carvèse et Michèle Masson, Fayard, 2007 ; tome V
" 1805 - Boulogne, Trafalgar, Austerlitz ", Michel Kérautret,
Gabriel Madec (dir), assistés de François Houdecek
et Elodie Lerner, Fayard, 2008
d'ici à 2012, 8 autres
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