MATHIEU BOUVIER, enfant d'Étoile et grenadier de la Garde. 1773-1832. Michel Garcin, préface de J.-P. Guillet. 16 x 24 cm. 512 pages. Couverture pelliculée en couleurs. Papier bouffant ivoire 90 grammes. 2 cahiers de 16 pages de photographies en noir et blanc et de documents historiques.Gravures dans le texte. 145 FF. L'histoire incroyable d'un Drômois qui suivra l'aventure napoléonienne jusqu'à l'exil. Ce roman historique s'inspire de faits réels, et c'est un descendant de ce soldat qui réunira pendant 20 ans les pièces qui ont permis d'écrire ce livre ! |
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(Membre de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, Professeur à la Sorbonne, Directeur d'Études à l'École Pratique des Hautes Études. Ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, École pratique des Hautes Études, IVe section, Sciences historiques et philologiques à la Sorbonne.
Bravo ! Il s'agit d'un livre d'une exceptionnelle richesse.
Pensez au Grand Prix du Souvenir Napoléonien (adresser un exemplaire 82, rue de Monceau, 75008 Paris).
Et encore merci.
J.T.
Extrait de la préface de Jean-Pierre Guillet :
Aux habitants dÉtoile et de Montéléger qui retrouveront leurs aïeux au hasard des pages de ce livre. Quils sachent aussi que cest chez eux que jai gravé mes plus inoubliables souvenirs.
AVANT-PROPOS
Mon grand-père décida lorsque mon père revint de captivité en 1941 de nous envoyer tous attendre des jours meilleurs dans la maison dété que nous possédions dans la Drôme, à Montéléger, petit village situé au sud de Valence. Mon arrière-grand-père y avait une propriété agricole et avait fait édifier, dans les années 1870, une belle construction quon appelait alors une « maison de maître ». Cest là, quun après-midi, le taxi Signoret, venant de Carpentras où nous habitions, nous déposa pour at-tendre la fin de la guerre.
Je navais pas trois ans. La demeure, bien que belle et grande, nétait pas aussi confortable que celle de Carpentras. Il ny avait pas deau courante et pas délectricité. Mis à part ces deux éléments essentiels, cétait tout le charme de la maison de campagne. Au rez-de-chaussée, un grand salon tapissé de tableaux et rempli de vieux meubles, une salle à manger impressionnante par sa rigueur, la chambre de mon arrière-grand-père, et diverses autres pièces dont la cuisine. Côté cour, un très grand potager avec la pompe à eau surmontée dune éolienne, des remises et un verger de cerisiers superbes. Côté jardin, un joli parc planté de taillis et darbres majestueux. Au premier étage, des chambres, et au-dessus des greniers.
Mon arrière-grand-père était né à Valence en 1848. Il avait épousé Valentine Deloche, fille de Jean-Pascal et de Sophie Lérisse, qui vivait à Étoile, village voisin de Montéléger. Sophie Lérisse était la nièce de Marie Lérisse, épouse de Mathieu Bouvier, le héros de ce livre. Mon arrière-grand-père, Charles Guillet, était fonctionnaire dans ladministration des impôts. Il avait fait toute sa carrière à Valence et au Creusot. Vers 1900, il prit sa retraite et vint habiter définitivement à Montéléger jusquen 1926, date de sa mort. Mon grand-père Jules Guillet, avoué à Carpentras, hérita de la propriété quil transforma en maison dété.
Jai un souvenir assez précis de ce vaste logis aux allures de gentil-hommière, bien que layant quitté pour toujours après les vacances de 1947. Pour toujours, parce que mon grand-père, devant la désaffection de la famille pour une demeure aussi lointaine, la vendit en 1948. Il conser-va seulement la ferme et les terres de labour.
Sans électricité, mais avec des bougies et des lampes à pétrole, nous y avons vécu au rythme de la campagne. Un rythme lent et mesuré qui ne manque point de vous communiquer une certaine mélancolie. Les grandes maisons silencieuses vous ressassent sans cesse leurs souvenirs et jai encore en mémoire les longs moments que je passais à contempler les vieux livres de la bibliothèque, les vieux personnages dans leurs vieux cadres dorés et, encore aujourdhui, je traîne ces restes de mélancolie.
En 1948, la maison de Carpentras était sens dessus dessous : beau-coup de meubles sur les paliers, dans les vestibules, dans les greniers. Tous ces objets, mexpliqua-t-on, provenaient de la propriété de Monté-léger que mon bon-papa venait de vendre. Javais neuf ans et je fus triste.
Vers les années 1955, habitant alors Marseille, je passais chaque été quelques semaines de vacances dans la maison familiale de Carpentras. Mon grand-père était mort, et ma tante Simonne, sa fille, vivait seule avec ma grand-mère dans cette grande habitation. Ma tante Simonne aimait à me promener à lintérieur de toutes les pièces et me parlait de nos chers disparus. À nouveau, je baignais dans le passé, et ainsi une grande partie de mon enfance puis de mon adolescence fut consacrée à lévocation des mes aïeux. Ce fut à ce moment-là que jai vraiment découvert lexistence de Mathieu Bouvier.
Une année, intrigué par un vieux papier jauni portant son nom et par une médaille, je demandai : « Qui est-ce ? », on me répondit : « Cest le grand-père », et cétait là, invariablement, le seul renseignement quon me donnait quand je renouvelais ma question. Personne, à vrai dire, ne savait au juste qui était Mathieu Bouvier. Ses souvenirs étaient dans la famille depuis plusieurs générations. Dhéritage en héritage, on les con-servait sans connaître le lien qui les rattachait à nous.
Aux vacances suivantes, je découvris un sabre, des verres aux chiffres de Napoléon et de Marie-Louise, des livres de manuvres militaires, des tasses et toutes sortes dobjet du 1° Empire. Encore plus tard, je mis au jour, dans une caisse en bois, de vieux documents, des dossiers, des lettres, et, ce jour-là, je décidai de percer le mystère Mathieu Bouvier.
Avec quelque maladresse, je commençai un arbre généalogique. Les papiers contenus dans la caisse en bois me furent dune grande utilité et, assez rapidement, je reconstituai lascendance des Guillet jusquen 1760. Consciencieusement, jentrepris le même travail pour les épouses Guillet, lorsque je tombai sur un acte de mariage dune Marie Lérisse avec un Mathieu Bouvier, ancien militaire et chevalier de la légion dhonneur. Mon père avait prononcé devant moi, en regardant de vieilles photos, le nom de Lérisse. Comme il me fallait trouver le lien entre Lérisse et Guillet, il mapprit aussi que son arrière-grand-mère Sophie était une demoiselle Lérisse. Je découvris vite que lépouse de Mathieu Bouvier nétait autre que la tante de Sophie Lérisse.
Quelques mois plus tard, je terminai larbre généalogique. Mathieu Bouvier avait donc épousé à Étoile, le 22 octobre 1814, Marie Lérisse, arrière-arrière-grand-tante de mon père. Grâce à son diplôme de Légion-naire, jobtins du Service Historique de lArmée de Terre, à Vincennes, la photocopie de son dossier militaire.
Fascination. Engagé en octobre 1791 dans le 3° Bataillon des Volon-taires de la Drôme, après plusieurs années passées dans la 18° demi-brigade de ligne, il devint grenadier de la Garde des Consuls en 1802 transformée en Garde Impériale en 1804 fit les campagnes dEspagne, dItalie, de Suisse, dÉgypte et de Syrie. Pendant lEmpire, il traversa lEurope en tous sens : campagnes dAutriche, de Prusse, de Pologne, de France. Il reçut la Légion dhonneur en 1813, et fut congédié de larmée le 30 juin 1814.
Fascination, disais-je. Le mot est faible. À partir de ce jour, je ne rê-vais plus que de retracer sa vie au travers des régiments dans lesquels il avait servi, et dont le principal était le 1° Régiment de grenadiers à pied de la Garde Impériale. Je rassemblais la documentation nécessaire à cette épopée. Je lisais, je notais. Le récit était dans ma tête, mais lécrire était une autre affaire ! Javais parlé de mon intention à Monsieur Rambert George, un homme dévoué à lhistoire de la Drôme. Celui-ci me fit part de la parution dun livre de Michel Garcin sur les bataillons de volontai-res et les généraux drômois de la Révolution et de lEmpire. Michel Garcin habitait Bourg-de-Péage ; son livre, « La patrie en danger », me pas-sionna et allait mêtre dune grande utilité pour mon récit.
Avec lhistoire de Mathieu Bouvier, je nabordais pas le genre le plus facile. En effet, il fallait avoir à la fois les connaissances dun historien et la plume dun romancier. La tâche devenait trop difficile pour moi et mon projet fut remis.
Quelque temps après, je pris contact avec Michel Garcin. Nous nous sommes rencontrés à Sablet. Je lui contai mon histoire.
Voulez-vous lécrire ? lui demandais-je.
Quelques jours passèrent. Il me dit bien vouloir essayer. Sa décision sauvait Mathieu Bouvier de loubli.
De rendez-vous en rendez-vous, dentretiens en entretiens je lui communiquai ce que je savais. Je lui confiai mes archives et le talent de Michel Garcin a fait le reste.
Lan mille sept cent soixante-treize, en Dauphiné, fut fort calamiteux pour tous ceux qui le vécurent, ou plutôt en subirent les désolants caprices. Le vent du sud, pendant des semaines, assécha les sources et les rus, brûla les pâturages, déracina les jeunes noyers, puis la grêle hacha les vignes et des pluies incessantes, succédant à ces déplorables fléaux, noyèrent les cultures que des gelées précoces avaient déjà affaiblies.
Les blés pourrirent sur place avant que dêtre moissonnés et les grains se vendirent bientôt au prix jamais atteint de quinze livres dix sols le setier. Les rigueurs du climat et les privations de toutes sortes, conjuguées aux fièvres putrides qui sélevaient des champs gorgés deau et transformés en marais, arrachèrent à la vie nombre de vieillards et denfants.
Jeus une certaine chance, en vérité, déchapper à la mort, car ce fut à la fin de cette affligeante année, le 15 décembre très exactement, que jouvris pour la première fois les yeux sur le monde, à Étoile, gros bourg de deux mille trois cents âmes situé à trois ou quatre lieues de Valence.
Ma mère, Magdeleine Rochas, était unie par les liens du mariage à Mathieu Bouvier, maître cordonnier qui tenait son échoppe dans la rue principale du village, près de la Fontaine Couverte. Quoique très affaiblie par des couches qui ne sétaient point passées sans souffrances, elle eut un grand cri de bonheur quand lune des femmes assistant à cet insigne événement et accoucheuse de son état, me présenta à elle tout gigotant dans mes linges souillés.
Mon Dieu, pourvu quil vive au moins celui-là ! murmura-t-elle après mavoir longuement contemplé.
Il est vrai quelle avait donné le jour, trois ans auparavant, à une fille, Marie, quon avait mise en terre moins dune semaine après sa naissance. Depuis, elle attendait avec espoir que le ciel et son époux lui accordassent la joie dun nouvel enfant quelle pût aimer et voir grandir auprès delle.
Je ne sais si lÊtre Suprême quelle invoquait pour ma sauvegarde répondit à sa prière ou si je ne dus de survivre quà ma seule constitution, mais toujours fut-il que jévitai comme par miracle tous les dangers mortels de la prime jeunesse tels que rougeole, étouffement, fièvre maligne, et principalement petite vérole « fléau destructeur de lespèce humaine ».
Mon père disait souvent à qui voulait lentendre que jétais cuirassé contre le mal pour être sorti du ventre de ma mère au plus fort dune tempête de neige, comme il ny en avait pas eu à Étoile depuis des lustres, et que cette circonstance mémorable était pour moi le signe avant-coureur dune solide complexion et dune existence aventureuse.
Malgré la neige qui avait gelé sur le pavé pendant la nuit, et le froid extrême qui suspendait aux lucarnes des aiguilles de glace, je fus conduit dès le lendemain de ma naissance devant le curé du village, dans léglise paroissiale dédiée sous le vocable de Notre-Dame. Jy reçus le baptême sous le nom de Mathieu, ainsi quil est dusage dans les familles du Dauphiné dattribuer souvent au premier fils le saint patron du père.
Leau bénite versée sur mon front eut pour principal effet de me réveiller dune torpeur inquiétante et jemplis paraît-il la nef du sanctuaire de glapissements indignés qui prouvaient sil en était besoin que jétais bien vivant et prêt à affronter les périls, les pièges ou les misères du temps.
Car, pour les pauvres gens que nous étions, mes parents et moi parmi tant dautres aussi mal lotis que nous ! rien nétait facile, tout nétait prétexte quà une lutte continuelle, rude, impitoyable, et les moments de félicité ou de joie nétaient que de rares intermèdes survenant au plus fort des jours besogneux consacrés à la subsistance.
Certes, nous nétions pas, toutefois, des indigents, et il y avait à Étoile nombre de malheureux beaucoup plus à plaindre que nous, tels que manuvriers, travailleurs de terre, journaliers à la petite semaine, infirmes, vieillards sans ressources, mendiants, vagabonds errant comme des chiens perdus dans les rues du village. Mais, malgré que mon père fût reconnu comme lun des plus habiles et des plus estimés cordonniers parmi les dix ou douze de cette honorable corporation établis dans notre communauté, et que louvrage ne lui manquât point, il ny avait jamais rien de trop dans notre escarcelle pour faire bombance.
Nous possédions heureusement un jardinet, au quartier de la Sauze, où nous cultivions quelques légumes au pied de deux maigres pommiers, et une petite chènevière qui donnait, bon an mal an, de quoi tisser nos bliauds, nos chemises et les casaquins de ma mère.
Celle-ci tirait parti de tout et avait la sagesse dépargner les réserves de « truffes », choux, haricots, pois, raves, noix, quelle amassait dans notre cellier, en prévision de la disette. Nous nous moquions parfois de ses manies parcimonieuses mais, au plus fort du terrible hiver de 1788 qui vit les pauvres se nourrir dherbe hachée, nous dûmes à sa prévoyance déviter les affres de la famine et nous nous louâmes de sa modération.
Les dimanches et jours chômés, elle navait pas son pareil pour améliorer lordinaire, et elle nous régalait de succulentes soupes de crozets, de truffades ou de matefaims épais comme le doigt. Parfois, quand on avait la chance davoir une langue de buf, un cervelas ou du jarret de porc, elle nous apprêtait quelque potée bien grasse et bien onctueuse que nous savourions avec gourmandise, comme si nous eussions dévoré un mets royal. Et, pour les principales fêtes religieuses, nous nous disputions, mes deux frères et moi (Louis était né en 1777 et Joseph en 1781) les tourtons dorés et croustillants quelle faisait rissoler au-dessus du feu dans sa grande poêle noire.
En contrepartie, tout au long de la semaine, nous nous contentions de simples soupes de gruau avec du pain dépeautre trempé ou dherbes potagères agrémentées dun peu de lard salé.
Quoique ce ne fussent point des repas de prince, ni même de bourgeois, nous ne sortions jamais de table avec la faim au ventre, ce qui était fort utile, après tout, pour que nous accomplissions sans faiblesse les rudes et nombreuses tâches quotidiennes.
Mes parents étaient debout bien avant laube. Pendant que ma mère réactivait le feu assoupi pendant la nuit, mon père pénétrait dans son échoppe, ouvrait le volet de lunique fenêtre donnant sur la rue, allumait un quinquet et sattachait sur les reins le long tablier qui lui descendait jusquà mi-jambe. Puis il sentourait la paume et le dessus de la main gauche dune manicle morceau de cuir de veau large de deux pouces laissant les doigts libres lorsquon serre avec force les points de cou-ture sasseyait devant son écoffret et aiguisait sa paire de gros ciseaux ou ses tranchets à laide dun fusil.
Commençait alors le vrai travail du cordonnier, avec le traçage et la découpe des différentes parties de la tige, la préparation de la semelle posée sur la buisse creuse et façonnée à coups de manche de marteau afin quelle se relève tout autour en forme de gondole, puis la fabrication des talons de bois avec un tranchet à bûcher, et lassemblage de toutes ces pièces sur la forme en bois de fayard .
Ses gestes, dans leur simplicité, étaient dune précision extraordinaire. Je les admirais, je les enviais, et cétait pour moi un étonnement toujours renouvelé que de lui voir bâtir une paire de souliers avec des éléments aussi disparates.
Mais, si je contemplais son ouvrage, je nen restais pas inactif pour autant et, dès que jeus franchi les années de la petite enfance, il menseigna les premiers rudiments du métier, mapprit à battre le cuir des semelles sur un billot de grès pour le raffermir et corroyer, à me servir de la bisaiguë pour polir les talons, à préparer la cire blanche, la cire jaune, la cire à poisser le fil gros, à distinguer un carrelet dune alène, et surtout à reconnaître un cuir de veau dun maroquin ou un cuir de buf en blanc dun cuir de vache.
Ces fournitures indispensables, nous allions les acheter deux fois lan dans des tanneries, à Valence et Romans. Pour ce faire, mon père em-pruntait sa carriole et son mulet à lun de nos proches voisins, Jean Lérisse, travailleur de terre, et nous partions pour une interminable journée de charroi.
Pour moi, que les hasards de la guerre, beaucoup plus tard, ont conduit partout en Europe, et même au-delà des mers en Afrique, moi qui ai foulé les sables brûlants du désert ou les grasses terres des plaines de Pologne, moi qui ai côtoyé des monuments aussi prodigieux que les Pyramides ou aussi illustres que les palais de Schönbrunn et de Fontainebleau, je navais à ce moment de ma vie, pour seul horizon, que les molles ondulations boisées qui entourent Étoile et, du plus loin que je regardais, je ne voyais que les falaises blanchâtres des Monts du Matin ou, de lautre côté du Rhône, les hauteurs sombres et sévères du Vivarais.
Quand nous partions pour Romans, cétait une véritable expédition. Nous avions, en effet, une dizaine de lieues à parcourir par de mauvais chemins qui nous conduisaient à travers bois et collines jusquà Chabeuil, puis, traversant ensuite une vaste et riche plaine à blé, nous arrivions sur les bords de lIsère, au Bourg de Péage de Pizançon. Après avoir franchi le pont, nous étions au cur de Romans, mais je nai jamais connu de cette cité que le quartier de la Presle où prospèrent les tanneries et les mégisseries car les eaux y sont excellentes pour le travail du cuir. Jai le souvenir très vivace des hautes maisons à balcons de bois où séchaient les peaux et de lair empuanti que nous y respirions. Mon père ne se trompait guère dans le choix de la fourniture, quil jugeait de la main après lavoir palpée et étirée de part en part. Chez Denis Royanez, Seguin ou Meynier, il était sûr de trouver les meilleures bandes de cuir brigadi et les croupons les plus fermes pour les semelles. Il en acquérait autant que le lui permettaient ses finances ce qui nétait jamais assez ! nous chargions les ballots sur notre carriole, et nous repartions aussitôt après avoir seulement avalé une assiettée de soupe et un morceau de fromage dans une auberge du Bourg de Péage de Pizançon où nous aurions pu coucher, mais mon père en décidait toujours autrement, pressé quil était de retrouver sa chère épouse, son échoppe et son foyer, et bien quil eût constamment la crainte dêtre attaqué par des loups ou des brigands. Nous neûmes jamais à nous défendre des uns ou des autres, ce qui est heureux, car la méchante pétoire (avec laquelle il mapprit toutefois à tirer sur les geais et les corbeaux) quil cachait sous le siège de la voiture neût sans doute pas suffi à nous sauvegarder !
La distance dÉtoile à Valence, trois fois moindre, était beaucoup plus à la mesure de nos capacités physiques et de nos modestes moyens de locomotion. Nous nous rendions donc plus souvent et avec plus de facilité dans lancienne capitale du duché de Valentinois, où dailleurs nous pouvions nous approvisionner en outils tranchants, en cire de bottier, en clous à monter, en fil de Bretagne et soies de sanglier, sans oublier les étoffes de serge et de droguet pour ma mère.
Une enceinte de murs crénelés, mais fort délabrés, entourait la ville que mes yeux denfants découvraient avec lémerveillement respectueux éprouvé devant les grandes cités, alors quelle nétait quune simple bourgade de quelques milliers dâmes endormie dans une semi-torpeur, mais siège néanmoins dun Présidial, dune Sénéchaussée et dun Évêché. Par la porte Saunière flanquée dune grosse tour à mâchicoulis qui nabritait plus que les corneilles et les pigeons, nous pénétrions dans la Grande Rue. Cette artère principale était peuplée, à droite comme à gauche, dune succession de boutiques, dateliers et de cabarets, où lon rencontrait une foule disparate en quête de marchandises diverses et de beuveries.
Par cette rue, puis par celle des Boucheries, nous arrivions au pied de la citadelle bâtie sur un terre-plein assez élevé qui domine la haute et la basse ville et doù lon aperçoit, au-delà des toits et des murs, le large ruban scintillant du Rhône. À langle de cette forteresse, défendue par un bastion, nous descendions vers les quais par la côte Saint-Estève. Mon père avait à y visiter lunique mégisserie qui lui vendît le maroquin rouge, jaune ou noir dont il avait parfois besoin.
La citadelle servait de casernement à un régiment dartillerie, le régiment de La Fère, commandé par un colonel ayant le rang de brigadier des armées du roi. Au cours de mes « voyages » à Valence, je vis plusieurs fois des compagnies de soldats qui évoluaient en ordre serré sur les glacis des fortifications, obéissant aux ordres criés par leurs officiers.
Mon père craignait larmée comme la peste, quoique la jugeant nécessaire, mais il laissait le soin dy faire carrière aux miséreux sans emploi et aux gens de sac et de corde. Il avait bien eu trop peur, une fois, dêtre tiré au sort, après la messe dominicale, lors de la levée à Étoile de deux hommes destinés à la milice royale ! Et, ayant échappé de peu à ce service forcé, il navait que mépris pour les sergents recruteurs qui battaient la campagne à la recherche de gobe-mouches sensibles à leurs perfides paroles. Alors que javançais en âge et que jétais devenu un beau gaillard de cinq pieds six pouces , il ne cessa de me mettre en garde contre les promesses et les agissements trompeurs de ces enrôleurs sans feu ni lieu.
Si je lécoutais avec toute lattention et le respect que lon doit à son père, je nen éprouvais pas moins un certain trouble et une certaine envie devant les uniformes aux couleurs éclatantes, les boutons dorés des habits, les guêtres blanches, les baudriers noirs et les fusils aux longs canons étincelants. Comme tout enfant un peu batailleur je létais, certes, quand il le fallait et peut-être plus quil neût été utile ! jétais sensible au roulement de la caisse, au son de la trompette, et à la belle ordonnance dune troupe sous les armes, disposée en lignes pour la manuvre. Rien, cependant, ne me disposait à abandonner mon état pour devenir lun de ces soldats dont je jalousais la prestance, à quitter une famille aimée et le village qui mavait vu naître, où javais tant de bons compagnons
Sept ou huit dentre eux, tous fils dartisans, de petits boutiquiers et de travailleurs de terre, mavaient en quelque sorte choisi comme leur chef de bande, parce que je les dépassais dune tête. Nous nétions pas de trop méchants garnements prêts aux méfaits les plus noirs, nous navions pas le mal chevillé au corps, mais nous commettions toutefois quelques me-nus forfaits des peccadilles plutôt comme ceux dattacher des casseroles à la queue des chiens, de capturer des souris et de les lâcher au milieu de léglise pendant la messe, de mettre des larmuzes sous les robes des filles, de vider le lavoir communal, de dérober des melons deau dans les champs ou des fruits sur les arbres.
Jétais, pour ma part, grand amateur de cerises quand cétait la saison. Je savais que jen trouverais en abondance au quartier de Basseaux, sur une terre qui était à Madame Grégoire du Colombier, près du hameau de La Paillasse, dans la plaine, à une demi-lieue dÉtoile. Madame du Colombier, qui appartenait à la meilleure société de Valence, possédait là une grosse maison de campagne où elle passait lété en compagnie de sa fille, Caroline. Nous étions, tous les gamins du village, fort éblouis par la saine beauté de cette jeune personne et par sa mise très au-dessus du commun, lorsquelle venait parfois jusquau bourg avec sa mère pour visiter les De Fontbonne ou le comte Dupont, et je pense, sans me tromper, que nous avions pour elle les yeux de lamour. Je nétais pas le dernier, dailleurs, à lui prêter toutes les grâces et toutes les perfections, mais la modestie de nos conditions nous interdisait de lapprocher, quoiqu'elle ne fût point dun abord arrogant.
Jeusse donné tout ce que je possédais pour avoir linsigne faveur de lui débiter un petit compliment de ma façon ; comme je ne possédais rien en propre, je savais que mon espérance demeurerait toujours lettre morte. Jétais loin de me douter, cependant, que jaurais un jour la complicité du destin pour la réalisation de mon souhait, mais quil tournerait plus en eau de boudin et à mon désavantage quen heureux événement !
Cétait en juin 1786, après la Saint-Jean, autant quil men souvienne. Jétais allé, à mon habitude, marauder des cerises aux Basseaux, en compagnie de Claude Grand et dÉtienne Bellon. Nous avions choisi le plus bel arbre, le plus chargé en fruits mûrs et délectables, et je métais juché le premier, à califourchon, sur une branche maîtresse particulièrement riche pour un pillard gourmand tel que moi, lorsque jentendis que mes deux compagnons détalaient sans demander leur reste.
Hé ! toi, qui es-tu et que fais-tu là-haut ? Descends ! me cria une voix claire et ferme mais sans rudesse apparente.
Je sautai à terre un peu hébété, avec la peur au ventre que quelque gardien ou valet de ferme ne me mît la main au collet et ne me donnât des étrivières. Mais il ny avait, en fait de force armée, à quelques pas de moi, que Caroline du Colombier quaccompagnait un jeune homme en habit militaire, efflanqué et de petite taille, avec des cheveux noirs et raides, des yeux sombres au regard perçant et un visage maigre au teint olivâtre. Bien que je fusse paralysé par la crainte, je crus reconnaître sur lui luniforme des officiers du régiment de La Fère, bleu avec des parements rouges et de larges épaulettes dorées.
Ils se mirent à rire tous deux devant ma mine défaite, et Caroline, qui avait un rire cristallin mais éclatant, rit encore plus haut et plus longtemps que son chevalier servant, ce qui acheva de me décontenancer et me submergea de honte. Jeusse pu prendre mes jambes à mon cou et menfuir par où jétais venu, en sautant la haie daubépines qui longe la petite rivière de la Véoure, mais jétais si pétrifié et si abêti que je demeurai sur place sans bouger. Jétais en quelque sorte devant mon idole, mais dans une position si stupide et si humiliante que je ne savais que dire ni que faire. Toutes mes folles envies de la louanger et de paraître à ses yeux moins gueux que je nétais, avaient fondu comme neige au soleil, et je ne parvins quà bredouiller mon nom quand elle me le demanda.
Tu es plus leste à cueillir des cerises quà répondre à mes questions ! me dit-elle dun ton bienveillant.
Voilà pourquoi, lieutenant Buonaparte, ajouta-t-elle à lintention du jeune officier qui avait tout au plus dix-huit ou dix-neuf ans, voilà pourquoi ma mère se plaint toujours de ses pauvres récoltes de cerises ! Il est vrai quaprès le passage de tels oiseaux dans nos arbres, il ne nous reste guère que la portion congrue !
Elle rit derechef, bruyamment, mais sans méchanceté aucune. Jétais rouge comme la crête dun coq et je baissais la tête pour échapper à son regard qui était pourtant dune douceur extrême.
Eh bien ! lieutenant Buonaparte, reprit-elle avec la mine dune personne qui se divertissait beaucoup de la situation, quallons-nous faire de cet oiseau-là, maintenant que nous lavons pris comme au trébuchet ?
Soyez indulgente, Mademoiselle Caroline, et laissez-le aller, répondit le jeune homme sans se départir dune sorte de rigidité militaire qui donnait plus dampleur à sa petite taille. Jai moi-même bien souvent volé des châtaignes et des olives, en Corse, lorsque jétais enfant. Et puis, voyez-vous, jaime aussi beaucoup les cerises ! ajouta-t-il avec un léger sourire au coin des lèvres et tout en abaissant une branche sur laquelle il cueillit un joli « floquet » de fruits rouge sang, quil offrit ensuite à Mademoiselle du Colombier.
Jétais à mille lieues de savoir ce quétait cette Corse dont il avait parlé, et quoique je leusse écouté dans un abrutissement nébuleux, je trouvais quil enveloppait toutes ses phrases dun fort accent rocailleux qui ressemblait à celui des trimardeurs piémontais sarrêtant parfois dans notre village.
Remercie Monsieur de Buonaparte, mon garçon, car tu dois à sa clémence de ne point connaître les foudres de ma mère ! me dit Caroline dun air malicieux. Et reviens ici chaque fois que tu auras envie de manger des cerises : je te le permets !
Je reçus cette autorisation tout contrit et je me sentis plus morveux que jamais.
As-tu appris à lire et à écrire ? me demanda tout à coup le jeune officier.
Je fis un signe de dénégation de la tête.
Dommage, car tu es assez grand et assez fort pour être un beau ser-gent de grenadiers !
« Je suis, en tout cas, plus grand que tu nes toi-même ! » pensai-je avec un sentiment de révolte, mais sans avoir la force de jouer soudain les bravaches. Et, pendant que je ressassais mon humiliation, atterré davoir été pris la main dans le sac comme un vulgaire maraudeur et de ne montrer rien de mieux que mon ignorance, je remarquai que la belle Caroline avait tourné les talons sans maccorder dautre intérêt et quelle séloignait au bras du petit lieutenant.
Il va sans dire que quoique fils de cordonnier javais assez de fierté pour ne pas profiter dune permission que je considérais comme une aumône, et je ne remis jamais les pieds dans le verger de Madame du Colombier, me préservant par ailleurs dune rencontre avec sa fille, dont jétais guéri
Quant au lieutenant Buonaparte, je le revis plus tard sous des cieux moins cléments et dans des circonstances encore moins ordinaires, mais ceci est une autre histoire que je conterai en son temps !
* Mon père et ma mère, comme la quasi totalité de leurs congénères, étaient illettrés. Il ny avait, à Étoile, parmi la population, quune minori-té de gens ayant une certaine instruction, tels que les nobles, les religieux, les échevins, les notables, et quelques dizaines de marchands ou dartisans.
Le curé Chaix dirigeait un semblant décole où nallaient guère que les enfants des mieux lotis. Les plus fortunés étaient même en pension à Valence, Romans, Crest ou Grenoble, afin quon leur dispensât des leçons moins rudimentaires que celles du prêtre.
Les fils de besogneux, comme moi, qui aidaient leurs proches, qui apprenaient le métier du père, qui avaient aussi à accomplir toutes sortes de travaux de lagriculture, nétaient que peu souvent en mesure de se mêler aux élèves en train détudier lalphabet et lart de tracer les lettres avec une plume doie bien taillée.
Il faut ajouter quils navaient aussi que répugnance pour cet enseignement rébarbatif et quils préféraient de beaucoup aux heures passées sous la férule du maître les moments de liberté en pleine nature, à pêcher des truites à la main dans les ruisseaux et à piéger les oisillons avec des bâtonnets enduits de glu.
Avec linsouciance de la jeunesse, qui ne pense à rien dautre quà lamusement, je considérais linstruction comme une servitude réservée aux riches, servitude à laquelle javais le bonheur déchapper puisque je nappartenais point à leur caste et je men réjouissais. Lexemple de mes parents, qui vivaient tant bien que mal malgré leur ignorance, à linstar de tous ceux que japprochais, mapparaissait comme le seul valable pour moi, et je navais dautre ambition que celle de leur ressembler.
Si les amusettes, en compagnie des garçons de mon acabit, comptaient pour moi plus que lapprentissage de la lecture et de lécriture, le plus clair de mes journées sécoulait toutefois dans latelier de mon père et, au sortir de ladolescence, jétais devenu un bon ouvrier. Je navais pas encore acquis, certes, toute la science dun maître cordonnier, mais jétais déjà en mesure daccomplir les travaux les plus divers et même dachever quelques opérations délicates.
Mon père ne se privait point duser de mes intéressantes dispositions, et lorsquil était surchargé douvrage, il était bien aise davoir le secours de mes bras. Il avait surtout une clientèle de pauvres qui tardaient souvent à payer leur dû, pour des réparations de chaussures usées jusquà la corde, mais parfois certains bourgeois du lieu lui commandaient aussi des souliers neufs. Cétait le cas de Simon Roux, vieil avocat bourru, de Jean-Pierre Melleret, médecin, de Pierre Robert, notaire, ou encore de noble Alexandre Dupont. Ce dernier était une manière de petit seigneur de village, portant avec beaucoup dostentation son titre de comte et affectant de traiter le menu peuple avec une condescendance aimable. Sil entretenait avec ses inférieurs des rapports dénués dun mépris trop affiché, il usait toutefois de ses privilèges sans aucune retenue et noubliait pas de sen prévaloir pour obtenir quelque avantage.
Pourtant respectueux de lordre établi, mon père maugréait souvent à lencontre de ce personnage et de ses semblables, disant tout bas que « ces gens-là nous suçaient le sang et seraient la cause de grands désordres sils ne se rangeaient pas du côté des plus démunis qui trimaient sans rime ni raison pour que les riches soient toujours plus riches »
Il avait de sourdes colères et de brusques emportements quand nous avions grand mal à joindre les deux bouts, malgré la somme de labeur qui était notre lot quotidien, notamment lorsquil lui fallait sacquitter de la taille et de la capitation. À ces impôts royaux sajoutait la gabelle, mais aussi les octrois et péages lors de nos achats de produits divers à Romans et Valence, les charges indirectes prélevées sur toutes les opérations de quelque nature que ce fût et, une fois lan, les rentes foncières ou « censes réelles ». Bien maigre était le reliquat de notre avoir quand nous avions subi toutes ces ponctions et le peu qui nous restait servait avant tout à la nourriture, puis à lhabillement. Ma mère fit en sorte, toutefois, pour que nous eussions toujours des vêtements décents et que mon père pût se rendre à lauberge, le dimanche, sans avoir lair dun gueux.
La demi-douzaine de cabarets dÉtoile était le lieu de rencontre obligé où se retrouvaient les hommes après les parties de « cabra » sur la place du lavoir quentouraient de beaux platanes.
Mon père fréquentait tour à tour les deux ou trois estaminets les plus bruyants et les plus animés qui accueillaient la majorité de ses confrères cordonniers, les représentants dautres corporations telles que celles des boulangers, des menuisiers, des serruriers, des tisseurs et fabricants détoffes, des ménagers et vignerons, des laboureurs, etc. auxquels se mêlaient aussi quelques négociants et petits bourgeois.
Tout ce beau monde portait « lhabit du dimanche » : bas de coton et jarretière, culotte de droguet marron, gilet de couleur voyante avec par-dessus la longue veste boutonnée descendant jusquà mi-cuisse, clabard à larges bords relevés sur trois côtés comme un tricorne. Les plus fortunés avaient des bottes ou, autour des jambes, des fourreaux en cuir appelés « garnaches ». Les travailleurs de terre, comme notre voisin et ami Jean Lérisse, étaient vêtus plus sobrement et se contentaient souvent, à la place de la veste, dun sarrau en étoffe de grosse ratine.
Pendant que les adultes buvaient force verres du petit vin clairet que lon produit dans la proche campagne, en échangeant les nouvelles et en les commentant à leur manière, les enfants jouaient librement dans les cours et les ruelles, à bêche-couri, au cheval-fondu, à la course à la bougie ou à la corde à leau.
Le bourg dÉtoile est un merveilleux village pour les jeux de toutes sortes. Bâti sur le versant dun coteau à forte pente, entouré de murailles que les siècles nont point trop offensées, arrosé par les eaux abondantes de la Véoure et des ruisseaux dArcette et dOzon, jalonné de belles fontaines dont les habitants sont fort orgueilleux, paré de quelques maisons patriciennes à la sobre architecture, comme celle du comte Dupont, il possède tout un lacis de rues étroites sentrecroisant sous de sombres voûtes, favorables aux cachettes et aux disparitions soudaines. Ces passages, ménagés avec un art consommé du mystère, au bas descaliers singuliers ou au fond de placettes secrètes, conduisent tout naturellement jusquau sommet de la colline qui porte, comme une triste couronne, les restes délabrés du puissant château des comtes de Valentinois où vécut, paraît-il, en sa jeunesse, la belle et célèbre Diane de Poitiers.
Il ny a plus, auprès des murs écroulés et du donjon à demi ruiné, quun vaste jardin bien entretenu, avec de beaux massifs de fleurs, des treilles et de hautes frondaisons.
Ce parc, placé sous la protection de la communauté dÉtoile, servait à la fois de promenade, de lieu de repos et de divertissement pour les habitants du village. On y célébrait la fête des Laboureurs, le 22 janvier, la Chandeleur, la Mi-Carême et, le 23 juin, on y dansait et sautait autour du feu de la Saint-Jean.
Il accueillait aussi les rondes et les farandoles les plus folles, au son des violons et des clarinettes, à loccasion de noces ou de charivaris. Bien que nétant alors quun enfant de neuf ans, je me souviens du mariage de notre ami, Jean Lérisse, le 6 août 1782, avec Claudine Lioux, qui réunit sous les frais ombrages du parc les meilleurs danseurs de rigodon de toute la contrée.
Jean Lérisse, originaire de Chabeuil, était veuf en premières noces de Marie Françon. Mais, jeune encore et plein dallant, il navait su se déterminer à rester seul et sétait résolu à convoler avec une jolie personne du sexe bien décidée à lui faire oublier la défunte et à partager les difficultés de la vie commune.
Et cette vie commune, si elle était heureuse et marquée par un amour réciproque, nétait quune suite ininterrompue de soucis de toutes natures. La condition médiocre de travailleur de terre ne rapportait que le strict nécessaire pour ne point mourir de faim et navait rien de comparable avec celle de cordonnier, pourtant loin dêtre une sinécure !
Jean Lérisse, quaccablait la cense personnelle, le vingtain, la cense aratoire, la dîme, et qui était astreint, de plus, aux banalités ordinaires et à deux ou trois journées de corvées « dhomme » ou de « bête de labour », nétait pas enclin à se plaindre, comme beaucoup dautres, de son état, mais il nen discourait pas moins avec véhémence sur les malheurs continuels qui frappaient le pauvre monde et sur la manière de les éviter.
Avec mon père, au milieu des fieffés buveurs qui se pressaient au cabaret et qui, dans lensemble, partageaient ses convictions, il recherchait des remèdes à la misère et proposait des réformes. Sans émettre une véritable opposition aux exigences fiscales du pouvoir royal, il en contestait lapplication autoritaire et injuste. Il était loin, toutefois, dêtre un trublion, et ne prêchait jamais la révolte.
Dautres, par contre, que le vin et les discours avaient échauffés plus que de raison, oubliaient toute retenue, et se lançaient dans de dangereuses diatribes, proférant même des menaces à lencontre des autorités de la province, de la nation toute entière.
Pendant le fatal hiver 1788-89, dont la cruauté fut extrême et qui affecta les pauvres au-delà de ce quils pouvaient endurer, les récriminations de tous ces furieux se firent encore plus virulentes et plus inquiétantes, reprises en cur avec moins de hargne mais tout autant de zèle par une grande partie de la population que la famine exaspérait.
Avec la disette, dautres fléaux sabattirent sur Étoile. La Véoure, gonflée par de grosses pluies dorage, rompit ses digues, détruisit des maisons isolées et se répandit dans les bas-prés, jusquà La Paillasse. Bien que lintendant Caze de la Bove, alerté par les échevins, eût promis les secours nécessaires aux réparations, rien ne vint, et la communauté dut supporter seule le coût excessif des travaux.
Pendant que les habitants, dans leau glacée et bourbeuse jusquà mi-cuisse, séchinaient à placer des fascines et des gabions, un flot inhabituel de va-nu-pieds, de mendiants, de bohémiens, de déserteurs, sécoulait chaque jour à travers le village, sintroduisait dans les logis désertés et pillait ce qui pouvait lêtre encore.
Le froid était si intense que les rivières et les fleuves étaient pris par les glaces. Des voyageurs contaient que des voitures chargées passaient le Rhône à Montélimar et que, de même, lon traversait lIsère à pied sec, dune rive à lautre.
Le gel avait détruit en partie les noyers, les châtaigniers, les mûriers, les figuiers, les vignes et les plantations encore en terre. Les greniers étaient vides de tout grain, et chaque ville conservait pour elle seule ses maigres réserves de blé, défendant quon en expédiât à des communautés qui nen avaient plus.
À Étoile, les échevins avaient eu la sagesse exemplaire de créer un « grenier public », rue du Monétier, qui renfermait le grain acheté aux propriétaires du village, dix-huit livres le setier pour le blé et quatorze livres pour le seigle. Le dénommé Barthélémy Charignon avait été nommé garde du magasin, avec charge de distribuer cette manne sur le vu dun certificat délivré par lun des échevins.
En loccurrence, le corps communal composé de notables aisés, comme Antoine Melleret, avocat, ou Pierre Robert, notaire, avait été dune extrême sollicitude pour ses administrés, et, bien quun quarteron de grincheux comme il y en a toujours leût accusé de tirer profit de la situation pour senrichir, il essayait de mettre en uvre une certaine théorie égalitaire dont on nous rebattait les oreilles depuis lAssemblée des Trois Ordres de la Province, à Vizille près de Grenoble, en juillet 1788, puis la réunion des États du Dauphiné qui lui avait succédé et sétait tenue à Romans au début des grands froids.
Malgré la misère, qui ne cessait de croître avec la famine, la maladie et le chômage, malgré les errants toujours plus nombreux et qui sorganisaient en bandes menaçantes, malgré les débordements maladroits dun pouvoir confronté aux malheurs du temps, une grande espérance venait de naître après quon nous eut assuré, sur tous les tons, des favorables dispositions prises au cours de ces deux Assemblées.
Cette espérance était double depuis quon avait eu connaissance, fin janvier 1789, de la convocation des États Généraux du royaume, à Versailles. Notre souverain, dans son infinie bonté, sétait déterminé à rassembler les députés des Trois Ordres, « autour de sa demeure, non pour gêner en aucune manière leurs délibérations, mais pour leur conserver le caractère le plus cher à son cur, celui de conseil et dami ».
Jétais présent, à léglise, quand le curé Chaix, à la fin de la messe dominicale, nous lut en chaire la lettre quadressait Louis XVI à tous les Français. Sans en saisir toutes les subtilités, je compris parfaitement ce quelle annonçait, ce qui était pour nous tous une bonne nouvelle, lassurance dexposer librement nos revendications, loccasion dobtenir sans doute plus de justice devant limpôt et, comme mes concitoyens rassemblés dans le sanctuaire, je ressentis une joie vive et profonde.
Quoique encore en pleine adolescence, et plus intéressé par lattrayante découverte des différences intimes séparant les filles des garçons que par les bouleversements liés à la politique, je ne méconnaissais point létendue des droits seigneuriaux dont nous souffrions, jen étais mal content comme tout un chacun, et je voyais dun il favorable souvrir une brèche dans le mur des privilèges.
À la fin du mois de juillet 1789, parvint à Étoile une stupéfiante nouvelle, par le canal des gazettes arrivées à Valence, que le peuple de Paris sétait révolté, avait pris les armes et sétait emparé dune vieille et for-midable prison royale, la Bastille, symbole même de loppression inique et de linjustice.
Tout le village applaudit comme un seul homme à ce succès qui en préfigurait sans doute dautres plus importants encore. Mais le curé Charles-François Chaix, élu depuis peu premier échevin, calma soudain la liesse populaire en rappelant avec force, au cours dune séance publique, la situation critique du royaume, le délabrement des finances, la multiplication des « ennemis de lÉtat qui environnent le trône et en ferment laccès à tout bon Français », et le danger de tout ce qui « pourra être fait contre le bien et les droits de la Nation ».
La majorité des assistants, frappée par la gravité de son discours, sécria quelle sacrifierait « pour la majesté du trône et la liberté de la patrie, tant collectivement quindividuellement, ses biens mais encore sa vie ». Et chacun jura « sur lautel de la paroisse » quil demeurerait « inébranlablement attaché et fidèle aux principes de lhonneur, au Roy et au vrai patriotisme ».
On put vérifier, quelques jours plus tard, que les protestations de dévouement nétaient pas lettre morte et que les gens dÉtoile ne resteraient point passifs devant le danger. Au bruit qui courut, en effet, que quatre mille brigands sétaient répandus en Dauphiné où ils brûlaient les blés et empoisonnaient les puits, quune armée piémontaise avait franchi les cols des Alpes et envahi la province, quun « complot aristocratique » étendait ses perfides ramifications dans toutes les communautés de quelque importance, plus de trois cents citoyens du village, tous du tiers-état, sassemblèrent dans léglise des Pénitents, à huit heures du matin, et décidèrent à lunanimité la création dune milice bourgeoise permanente, divisée en quatre compagnies, où ne seraient point admis les « individus pris de vin » et les mauvais sujets. Antoine Melleret et Jean-Antoine Sayn, bourgeois, furent nommés respectivement colonel et lieutenant-colonel par lensemble des participants quunissait une égale ferveur.
Mon père, désigné comme caporal, était inscrit dans le registre sous le numéro 127. Quant à Jean-Louis Sausse, ami de mon père, simple fusilier, il portait le numéro 115. Tous deux, quoique nétant pas belliqueux par nature et nayant aucune aptitude particulière pour lusage des armes, faisaient montre dune volonté peu commune et, au contact de leurs compagnons pareillement enfiévrés, senhardissaient jusquà clamer la destruction prochaine dun ennemi qui était partout mais quon ne voyait jamais !
Jétais moi-même fortement impressionné par leur détermination et leur courage, et japplaudissais sans réserve à leurs guerrières intentions. Jeusse voulu partager avec eux les dangers dont on nous menaçait, et je rageais de ne pouvoir être encore quun spectateur. Avec mes frères et toute une ribambelle denfants et de jeunes écervelés de mon espèce, nous assistions aux évolutions maladroites de nos miliciens dont le semblant duniforme nous éblouissait et nous rêvions dégaler leurs futurs exploits.
Ces prouesses, en réalité, se résumèrent en de longues factions aux portes du village, en de déplaisantes rondes nocturnes à travers la cité par petites escouades quéclairait un falot tremblotant, en dinfructueuses incursions dans la campagne jusquau bois de Perroton ou des Beaugros, à la recherche de ces insaisissables brigands que lon avait aperçus près du pont de la Drôme, à Livron, dans la plaine de Chabeuil, sur les hauteurs de Mirmande, ou encore du côté de Romans
Quand on eut pris conscience que toutes ces alarmes ne provenaient que de sots bavardages et que les épouvantables périls dont on nous menaçait nétaient que les fruits gâtés dune peur imaginaire, la milice bourgeoise appelée bientôt garde nationale cessa de courir par monts et par vaux et limita son action à quelques exercices et parades de prestige, comme celle où lon bénit son drapeau, « don de la communauté à la jeunesse », qui portait en lettres brodées : « Mort ou Liberté ».
Les bourgs voisins, de même, avaient créé une garde nationale qui entretenait les meilleurs rapports avec celle dÉtoile. Antoine Melleret, honorablement connu dans toute la région, recevait ou visitait les chefs de corps de Beaumont, La Vache , Loriol, et était lobjet de la considé-ration de tous ces officiers improvisés.
On affirme aujourdhui quÉtoile doit à sa seule notoriété et à linfluence de sa famille, lorganisation du fameux rassemblement des gar-des nationales qui fut, dit-on, la première Fédération provinciale de ce type.
Jignore sil fut véritablement linstigateur et le responsable de cette manifestation considérable, mais toujours est-il quelle eut lieu le 29 novembre 1789, à deux heures de laprès-midi, dans la vaste plaine que longe la grande route de Lyon à Marseille, à proximité du hameau de La Paillasse.
Ce jour-là, mon père était si excité par lévénement qui se préparait, quil ne put avaler que deux bouchées de pain, et quil me querella même pour que je fusse prêt à temps, car je laccompagnais. Il avait astiqué lui-même son vieux fusil, son ceinturon et ses guêtres, et ma mère sétait appliquée à préparer soigneusement son habit bleu-roi à collet blanc.
Les quatre compagnies de la milice dÉtoile étaient en train de se ranger en bon ordre devant léglise, malgré leffervescence qui les agitait, quand nous arrivâmes. Il était à peine midi et lon battait la caisse pour appeler les retardataires. Mon père prit sa place, en tête dune file, et je rejoignis à larrière le groupe confus et bruyant des garçons de mon âge que leurs pères avaient requis pour cette mémorable circonstance.
Au commandement dAntoine Melleret, le porte-drapeau brandit son étendard et la troupe sébranla dans un ensemble qui, sil nétait pas parfait avait au moins le mérite de ressembler à un mâle exercice.
Nous franchîmes la porte principale du bourg et descendîmes à pas pressés vers La Paillasse. Au pied du coteau, où se joignait à notre che-min celui venant de La Vache et de Montéléger, nous reçûmes le renfort de la milice de ces proches villages, et nous marchâmes de conserve, dans un bel enthousiasme, jusquau lieu qui avait été choisi pour recevoir les fédérés et qui nétait quun long rectangle de terre encore en friche délimité par une rangée de peupliers.
Au centre de ce champ inculte et caillouteux, lon avait dressé une estrade flanquée à ses angles de hautes perches portant des oriflammes, autour de laquelle venaient se ranger tour à tour les forces armées des différentes cités.
Certaines, qui avaient dû parcourir plusieurs lieues, étaient déjà en place depuis la fin de la matinée, festoyaient avec les provisions de bouche quelles avaient apportées et trinquaient bruyamment lorsque appa-raissaient de nouveaux arrivants.
Nous fûmes ainsi accueillis avec force vivats quand lun des commissaires nous conduisit à lendroit qui nous était dévolu, à proximité de la tribune et à côté de la « milice nationale et citoyenne de Valence ». Celle-ci était remarquable par le nombre important de ses hommes et par la belle ordonnance de ses uniformes : « habit de drap écarlate ; doublure, revers et parements blancs ; collet bleu de roi ; veste, culotte et guêtres blanches ; houppes de différentes couleurs au chapeau, selon les compagnies ».
Mais la plupart des gardes nationales, comme la nôtre dailleurs, qui navaient pas lavantage de compter dans leurs rangs des gens aussi riches que les bourgeois de Valence, avaient une apparence beaucoup plus modeste quoique tout autant martiale et décidée. Cétait à la fois une assemblée de Dauphinois massifs, trapus, frondeurs, et de Languedociens à lil sombre, noirs de peau, vifs et hâbleurs, car les miliciens de La Voulte en Vivarais, du Pouzin, de Beauchastel et de Charmes avaient franchi le Rhône, oublié pour un temps les différences daccent, de langage, de coutumes, qui nous séparaient, et partageaient sans réserve notre allégresse.
Il y avait là, serrés au coude à coude sur cette morne étendue que couvrait un ciel dautomne où brillait un pâle soleil, presque blanc, plusieurs milliers de participants, solidaires, fervents, joyeux, écoutant avec une attention soutenue les paroles des orateurs qui se succédaient sur lestrade et les accompagnant de leurs acclamations.
Jamais, de ma vie, je navais vu autant dhommes réunis ensemble, jamais je navais été mêlé à une foule aussi abondante, aussi unie dans ses élans et ses effusions, et je me croyais transporté dans un monde imaginaire où seule régnait la concorde.
Les mots de fraternité, dégalité, de liberté, prononcés à maintes reprises par Ducluseau de Chabreuil, colonel du régiment de La Voulte, chevalier de Saint-Louis, puis par Barthélémy Faujas de Saint-Fond, inspecteur des gardes nationales de Loriol, Livron, Cliousclat (des murmures respectueux accueillirent ce notable qui était, appris-je plus tard, un savant connu dans toute la France pour ses travaux de géologue, et qui occupait limportante fonction de commissaire royal pour les mines et carrières ), résonnaient à mes oreilles comme une envoûtante musique dont je ne pouvais me défaire et qui me pénétrait tout entier.
À limage de mon père, de Jean Lérisse, des compagnons de mon âge, de tous ceux qui vivaient cet instant mémorable, joubliais les misères du temps, la dureté de notre existence, les rigueurs imprévisibles des saisons. Je ne sentais plus ni la fatigue de demeurer sur place debout et im-mobile pendant des heures, ni les crocs acérés de la bise qui mordait toute la plaine avec une impitoyable constance. Jétais pleinement convaincu que lère nouvelle en train de naître chasserait tous nos malheurs et, quand le moment solennel fut venu pour tous ces fédérés de prêter « le serment dunion et dalliance » qui terminait la cérémonie, je me mis à répéter après eux ces phrases passionnées que les ans nont point effacées de ma mémoire :
« Nous, citoyens français de lune et lautre rive du Rhône, depuis Valence jusquau Pouzin, réunis fraternellement pour le bien de la cause commune, jurons à la face du Ciel, sur nos curs et sur ces armes consacrées à la défense de lÉtat, de rester à jamais unis, abjurant désormais toute distinction de province, offrant nos bras, notre fortune et notre vie à la Patrie et au soutien des lois émanées de lAssemblée nationale ; jurons dêtre fidèles au Monarque qui a tant de droits à notre amour ; jurons de nous donner mutuellement assistance pour remplir des devoirs aussi sacrés, et de voler au secours de nos frères de Paris ou de toutes autres villes de France qui seraient en danger pour la cause de la liberté »
La bataille des pyramides (extrait du chapitre VIII) :
Nous marchâmes dune seule traite pendant plus de seize heures, écrasés de fatigue, pour parcourir les quinze lieues qui nous séparaient de Damanhour. Cette ville assez grande, entourée de palmiers, dacacias, et où leau coulait en abondance, nous apparut comme le paradis terrestre, dautant plus que les soldats de Desaix y avaient rassemblé des vivres et préparé les bivouacs. Larmée, ayant recouvré le moral, sy refit une santé pendant deux journées réparatrices, puis leva le camp pour gagner El-Rahmânieh, au bord du Nil.
Ce fleuve, quon nous avait décrit comme lun des plus puissants du monde connu, était dune largeur inhabituelle, le double peut-être de celle du Rhône que je croyais pourtant incomparable. Nous le considérâmes dun il respectueux, assis à lombre de hauts sycomores qui prospéraient le long de ses berges limoneuses, puis, ayant eu la permission de nous y tremper, nous nous dévêtîmes et nous nous précipitâmes comme un seul homme dans ses eaux tièdes pour un bain salutaire.
Nous partîmes dEl-Rahmânieh le 24 messidor (12 juillet) à quatre heures du soir, après nous être gavés de figues et surtout de citrouilles ou melons deau qui nous occasionnèrent par la suite de fréquents maux de ventre. Nous dormîmes la moitié de la nuit aux abords du petit village dEl-Negyleh doù lon nous ordonna, avant laube, de faire mouvement vers Chobrakhyt. Il y avait, en effet, dans les environs de cette localité, une armée de cavaliers mamelouks, commandée par lun de leurs souverains, Mourad-Bey, qui voulait nous interdire le passage. Lennemi avait aussi, sur le Nil, plusieurs batteries et une flottille de petits bateaux qui attaqua dailleurs très vigoureusement les trois chaloupes canonnières, le chébec et la demi-galère nous accompagnant sur le fleuve sous les ordres du citoyen Perrée, chef de division de la marine.
Le combat, au fil de leau, fut dune violence extrême et longtemps indécis. Les Turcs réussirent tout dabord à prendre pied sur nos bâtiments, après un abordage des plus opiniâtres, mais Perrée, malgré une blessure au bras, parvint à redresser une situation très délicate et à la retourner totalement en notre faveur. Il y avait, paraît-il, sur le chébec, plusieurs civils embarqués qui firent le coup de feu avec beaucoup de courage, dont parmi eux les deux plus célèbres « savants » de lexpédition : Monge et Berthollet.
Les cinq divisions de larmée, avec leurs bagages au centre et lartillerie dans les intervalles des bataillons, séchelonnaient dans la plaine, le long du rivage doù nous suivions toutes les péripéties de la bataille navale. Quand elle fut terminée, à notre complet avantage, la masse compacte de la cavalerie mamelouk, groupée en amont à un quart de lieue, sébranla soudain et fondit sur nous.
Mais notre première rencontre avec ces farouches guerriers, parés de vêtements rutilants où lor scintillait, qui brandissaient des carabines anglaises et des cimeterres , se limita au feu roulant dont nous les saluâmes ; devant le mur infranchissable de nos carrés hérissés de baïonnettes, ils renoncèrent à charger et tournèrent bride, laissant toutefois sur le terrain une centaine de morts et de blessés.
Ces fougueux cavaliers, qui fuyaient devant nous, quoique dune adresse particulière pour conduire leurs superbes montures, ne nous semblèrent point aussi redoutables quon nous les avait dépeints et nous brûlâmes de les affronter à nouveau, mais sans quils se dérobassent. Cette occasion nous fut offerte, huit jours plus tard, après plusieurs étapes très éprouvantes où nous fûmes dévorés par des nuées de petites mouches noires et de moustiques, et où nous ne trouvâmes quune infime pitance dans les misérables villages que nous traversions. Le soleil brûlant, la soif, la faim et la fatigue, la vision accablante dun désert dont on ne mesurait point les limites, laccumulation defforts toujours répétés, nous déprimèrent au point de créer parmi nous un climat dirritation et de mécontentement qui se fût transformé en révolte avouée si, le 2 thermidor (20 juillet), arrivés dans un lieu appelé Omm-Dynâr, nous neussions vu se découper dans le lointain, sombres dans la clarté brutale dun ciel de feu, trois formidables élévations aux faces triangulaires. Un cri unanime courut dans tous les rangs des divisions :
Les Pyramides ! Les Pyramides !
La découverte de ces monuments illustres, vieux de « quarante siècles », chassa sur-le-champ nos récriminations et estompa notre courroux. Nous nous mîmes à disserter sur la manière dont le peuple dÉgypte avait pu les construire, à ergoter sans fin sur leur destination et leur utilité, puis comme nous étions presque tous des ignares et que nous navions aucune réponse à nos questions, nous convînmes que le meilleur moyen den apprendre davantage serait de les visiter quand nous serions installés au Caire.
Nous nétions plus quà cinq lieues de cette ville immense, peuplée dun million dhabitants, pourvue dinnombrables mosquées, construite sur une sorte de terrasse dominant le fleuve, mais la rumeur publique, transmise de compagnie à compagnie, nous avertit quune armée de soixante mille hommes au moins, composée de Janissaires, de Mamelouks, dArabes à pied, de Bédouins à cheval, sétait retranchée avec quarante canons près du village dEmbâbeh, sur la rive gauche du Nil.
Le 3 thermidor an VI (21 juillet 1798), à deux heures après-midi, nous nous trouvâmes face à lennemi et pleins du désir den découdre malgré notre infériorité numérique.
Le « petit caporal » ordonna aussitôt aux généraux Desaix et Reynier de faire mouvement vers Embâbeh pour y pénétrer et sy établir, mais ils furent chargés par un corps délite de Mamelouks. Ils lui permirent de sapprocher à moins de cinquante pas pour mieux le fusiller, et ils le décimèrent si bien par leur mitraille quil se retira en désordre.
Pendant ce temps, notre division ayant à sa gauche celle de Menou que commandait provisoirement le général Vial, savança sur les retranchements de Mourad-Bey. Ma colonne dattaque, sous les ordres du valeureux général Rampon, sélança avec la plus grande impétuosité à lassaut du camp des Turcs doù sortit au triple galop un essaim de cavaliers mamelouks. Nous nous arrêtâmes pour les affronter en carrés et ils nous entourèrent avec des cris perçants, soulevant un nuage de poussière jaunâtre. Nos canons, chargés à mitraille, que nous décrouvrîmes au moment où ils arrivaient sur nous, fauchèrent sans rémission la moitié dentre eux. Lautre moitié, toujours aussi téméraire malgré ses pertes, sacharna à nous sabrer, mais nos salves terribles en désarçonnèrent une partie et le reste reflua vers les bataillons du général Vial qui achevèrent de le détruire.
Nous enlevâmes ensuite à la baïonnette toutes les positions de lennemi qui, bien que renforcées par des pièces dartillerie, tombèrent sans coup férir entre nos mains. Nous délogeâmes de derrière les retranchements les troupes barbares qui sy étaient fortifiées et qui ne demandèrent pas leur reste pour senfuir en direction du fleuve où un bataillon de nos carabiniers en fit un affreux carnage. Beaucoup de ces malheureux se jetèrent dans le Nil pour rejoindre les bateaux qui les avaient transportés du Caire, mais ne sachant pas nager ou frappés par nos balles, ils coulèrent à pic.
Nous nous emparâmes de tous les canons des Turcs, de quatre cents chameaux chargés de bagages et de munitions, dune infinité de couffins remplis de fruits secs, de gâteaux aux amandes, de confitures, et dune grande quantité de tentes sous lesquelles les beys et les kâchefs avaient abandonné de riches tapis, des soieries, de la vaisselle en porcelaine, des armes damasquinées et même de petits sofas en bois de palissandre.
Toutes ces prises de guerre revinrent aux divisions qui avaient participé avec éclat à la bataille, appelée depuis « bataille des Pyramides », et contribué à cette retentissante victoire. La caisse de chaque demi-brigade bénéficia par ailleurs de la quote-part quon préleva sur les pièces dor et les bijoux dont étaient pleines les poches des Mamelouks morts et que certains dentre nous délestèrent sans dégoût, repêchant même à laide de leur baïonnette ceux qui flottaient dans les eaux du Nil avec leurs visages blêmes et leurs yeux hagards.
Je navais que répugnance à lidée de détrousser des cadavres, même ceux de mes ennemis, et je me refusai daccomplir une aussi basse besogne. Jeus tort sans doute de ne point my associer, car elle rapporta gros à ceux qui sy livrèrent, et qui purent ainsi se payer quelques fantaisies quand nous fûmes dépourvus de tout