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192 pages. 15 euros DES CONTES FÉÉRIQUES ET LÉGENDES MERVEILLEUSES Hélène Cheynel nous dévoile les visages de cette Ardèche quelle aime tant. Lauteur a su traduire le mystère des forêts et des landes (La noce de Saint-Front...) par détranges aventures (La borne légendaire) où le diable côtoie les fées du Vivarais (Veillées montagnardes, Le bois de la danse). Les récits du terroir (Lauberge de Saint-Clément) nous revèlent le temps des anciennes veillées. Le mystérieux (La cloche de Devesset) et le fantastique (Les cascades de Molines) se mèlent à lépopée historique (Le zouave de Saint-Agrève, La légende dAsseyne) et à lhistoire vécue (Létoile ou lEstolio). DES HISTOIRES ÉMOUVANTES Lauteur se rappelle son enfance (À ma mère, Les lilas du Chambon), évoque des évènements de la vie quotidienne (Hommage au Pouzat, La Toussaint au Chambon) tout en nous faisant partager son amour pour son « petit pays » (Ardesco, Dans le silence de la montagne, Saint-Agrève au printemps). Elle associe tradition (Récits de Valérie) et fantastique pour nous entraîner dans détranges récits (Le fer à cheval, La plume de paon)... |
Hommage au Vivarais
Pour aller travailler à Saint-Étienne, mon oncle avait quitté l'Ardèche natale, mais il y revenait souvent, et, à chacun de ses retours, il me faisait entrer, par ses récits, dans un univers que je n'avais jamais vu, mais qui enchantait mes songes...
Mon oncle ne m'enseignait ni la géographie, ni la géo-logie, ni l'histoire de son cher Vivarais, mais devant mes yeux et dans mon cur, il le faisait apparaître comme un pays de conte de fées.
Si oncle Val nommait les gorges de l'Ardèche, il se plaisait surtout à évoquer le vieux batelier qui les lui avait révélées. Et j'entendais leur dialogue :
- Émile ! disait mon oncle. Je n'ai pas besoin du gilet de sauvetage.
- Comme vous voudrez, Monsieur ! Vous savez bien que la rivière a des rapides ? Mais n'ayez pas peur ! Je la connais comme ma poche.
Seulement avant de partir, regardez au-dessus de la fa-laise. Un aigle de Bonelli est en train de planer.
Alors l'aigle de Bonelli m'emportait vers cette contrée in-connue qui engendrait tant de rêves... Si mon oncle me parlait des hauts-plateaux de l'Ardèche du Nord, son souvenir s'attar-dait dans cette petite auberge fleurie de trolles, où il avait dé-couvert un piano mécanique dont je croyais ouïr la nasillarde voix... Puis mon merveilleux conteur s'arrêtait en esprit dans l'église rustique de Saint-Clément où d'étranges orants de pierre interpellent le visiteur. Et quand l'image d'Annonay lui revenait en mémoire, c'était au parc de Déomas, c'était aux montgolfiè-res gonflées d'espérance qu'il son-geait et je brû-lais d'envie de monter un jour, moi aussi, dans leur nacelle d'osier et m'envoler au-dessus de la ville, assourdi par les vi-vats des spectateurs... Oncle Val tirait de l'oubli des êtres, des objets, des détails igno-rés de tous les citadins au milieu desquels je vivais. Non, mon oncle ne m'apprenait pas la liste des Préfectures, ni même le nom des sites remarquables de son fief mais je savais grâce à lui, que l'humble monu-ment aux morts de Privas représente un soldat blessé, qui, gi-sant au sol, relève cependant sa tête lour-dement casquée pour regarder le ciel, et que sur la place de Gluiras, se dresse encore, corseté de pierres, un ormeau planté à l'époque de Sully. Oncle Val ne me citait pas les emplacements des centrales nucléaires mais me racontait qu'autrefois, sur les bords de la rivière Ardèche, s'étaient établies d'importantes ma-nu-factu-res de draps, résonnant du bruit incessant des moulins à foulon. Et peu à peu, ce Vivarais dont je connaissais la forme pour l'avoir vue dans mon atlas, s'animait, se colorait, se peu-plait de fabuleux personnages, bleuissait sous les fleurs de la-vande, frémissait de tous ses sapins, chantait avec ses cascatel-les et ses magnanarelles, devisait en patois avec les bergers.
J'admettais avec ravissement que le pays de mes ancê-tres était celui des miracles, des surprises, des facéties, du yin et du yang, des foires bruyantes et des monastères se-crets, qu'il pou-vait se moquer de la logique quand la burle d'avril amasse des congères sur les steppes montagnardes et ca-che, sous ses tour-billons les joyeuses trompettes des jon-quilles sauvages dont on admirait, la veille, la luxuriante éclosion...
Je ne m'étonnais plus que le voyageur puisse voir, le même jour, la neige du coucou scintiller sur les volcans et dans la vallée toute proche, la blanche féerie des amandiers en fleur, éparpillant les flocons de leurs pétales au souffle lé-ger de la brise printanière.
Parfois mon oncle me faisait communier avec son terroir en m'offrant, à l'automne, une poignée de noisettes ou de châtai-gnes rôties, une omelette aux champignons, un mor-ceau de fourme bleue d'une croûte à l'autre... Et tout en flat-tant mes na-rines, l'odeur de cette humble nourriture suscitait en mon âme des pay-sages imaginaires et vraisemblables, des châtaigniers aux bras tordus, des prés ombragés où m'attendait, élégante sous son om-brelle, la coulemelle de mon livre de mycologie.
Si mon cher magicien partait toujours d'un détail précis, d'une impression, d'une sensation, très vite son évocation se perdait dans la contemplation et il se taisait soudain, assailli de visions...
J'avais dix ans quand oncle Val m'offrit de passer quel-ques jours avec lui en Haut-Vivarais, dans sa demeure de Fontclair. Ce fut une rencontre inoubliable. Je criai de joie lorsque je vis accoster à l'horizon la flottille des monts, couleur de colchique : le Mézenc, le Gerbier, l'Alambre, le Sara. D'un doigt fier, mon oncle me les désignait comme s'il m'eût présenté de vieux amis... L'allée qui conduisait à la maison était éclairée par une procession de sycomores dont le feuillage doré par l'automne devenait resplendissant. Les bruyères en pleine floraison far-daient les landes solitaires d'un rose délicieux. Et peu à peu, le somptueux ciel du couchant, envahi de nua-ges écarlates, semblables à d'énormes coquelicots, se refléta dans le lac. De ma chambre aux cloisons de bois, j'entendais la forêt de sapins chanter à nos portes et je chantais avec elle, ivre de bonheur...
Oncle Val n'est plus de ce monde. Il a voulu être enseveli dans le cimetière familial, à quelques pas de la maison de Font-clair. Il m'a fait héritier de son domaine. J'y passe toujours mes vacances. À mon tour maintenant, lorsque je reviens en ville, j'entonne, de-vant mes petits neveux médusés, cet hymne au pays ancestral que chantait oncle Val sur le ton de la confi-dence, et qui devenait incantation...
J'essaie d'apporter à ces enfants cet intangible, cet in-destructible album d'images qu'aucun libraire au monde ne pourrait proposer. Et pour faire rêver mes petits auditeurs, je récite souvent à la veillée, ces vers d'un poète local :
" La lune monte au ciel, remplit le golfe immense
" Aux pentes des vallons, sa lumière descend
" Et le vent soulève en cadence,
" Sur les flots du brouillard le Mézenc blêmissant.
La veillée
C'était un soir d'hiver. Le temps restait assez doux, et, mal-gré la neige, toute la jeunesse des alentours avait tenu à se ras-sembler, pour une veillée, dans la ferme de Goutail, près de la fontaine du Diable, sur la route qui mène à Saint-Agrève.
Les garçons commencèrent par se grouper pour torsader la paille rustaude, nécessaire à la confection des corbeilles à tourtes de pain. Les filles, elles, s'occupaient de façon variée : les unes maniaient l'aiguille, ourlant ou brodant leurs draps de mariage ; d'autres dévidaient le fil de chanvre en longs éche-veaux ; quelques-unes encore triaient des noix.
L'ouvrage se faisait tout en racontant des histoires. Léopold se révéla l'un des plus amusants conteurs de fariboles de l'assemblée. Rémy, lui, excellait dans l'art des devinaillos, ou devinettes, qu'il lançait de temps en temps en clignant mali-cieusement de l'il.
Édouard était un gai luron qui émerveillait son entourage par sa chaude voix virile. Il chanta quelques vieux airs du pays : le refrain des scieurs de long :
" Seyten, seytou
" Gagnen guëre
" Mandzen prou !
Ou la complainte du printemps :
" L'hiver s'en est ana
" Nous a quitta
" Ma n'en sion pas fatcha !
Et il fut chaleureusement applaudi. Le fils de la maison, Jo-seph, servait du vin blanc, offrait des pommes d'hiver et de la douce, sorte de gâteau de seigle enrichi de figues et de poires.
Et puisque c'était le premier dimanche de février, la cou-tume voulait qu'on procède aux fumousa, agréable divertisse-ment qui devait prédire les mariages de l'année !
La cousine de Joseph a fait rougir la pelle à feu sur les brai-ses et elle invite les couples de promis à y déposer deux pépins de pommes François et Blandine se présentent : il est aussi vif qu'elle est douce, aussi blond qu'elle est brune, aussi bavard qu'elle est silencieuse. D'un geste prompt, il jette son pépin sur la pelle. Blandine y place soigneusement le sien, mais, ô, mal-chance ! le voici qui, à peine installé, éclate bruyamment ! c'est le signe, dit-on, de la trahison de l'un des deux partenaires Blandine le sait et elle se cache le visage dans les mains, tandis que les quolibets fusent !
Marie-Thérèse et Jean s'avancent en riant : ils auront plus de bonheur ! Leurs deux pépins éclatent en même temps ; c'est le mariage assuré. Les ovations jaillissent et les joues de Marie-Thérèse deviennent deux pêches roses Mais voici deux pé-pins qui se consument lentement, lentement, et refusent obsti-nément d'éclater. Fâcheux présage ! Samuel et Delphine reste-ront-ils célibataires ?
Pourquoi déclare-t-on maintenant qu'Ermérance et Charles se querelleront ou rompront peut-être en cours d'année ? La ré-ponse est subtile, l'éclatement de leurs pépins a eu lieu en sens opposé !
Et toutes ces interprétations faciles, fantaisistes, provoquent de gais propos, et des rires joyeux !
Pour consoler Blandine, Xavier l'entraîne soudain dans un alerte rigodon ! D'autres se précipitent et bientôt tous les sabots claquent sur les dalles de la grand-salle.
C'est maintenant une bourrée endiablée qui fait voltiger les longues jupes vert sombre de Clémence, et puis une ronde bien cadencée accompagnée de chansons Le feu de l'âtre jette des éclairs et fait briller la giletière de Philémon, les longues bou-cles d'oreilles de Reine Tout à coup, la porte s'ouvre et les yeux des danseurs se fixent : un étranger de belle allure vient de se présenter, en criant très fort son compliment : " Comme vous dansez bien ! "
Surpris, les danseurs s'arrêtent. Le jeune homme est très beau. Il porte une toque de soie bleue, ornée d'une plume de faisan et d'une chrysolite. À son cou luit une fine chaîne à la-quelle est suspendu un scintillant médaillon de cristal. Son pourpoint de velours noir, ses manches bouffantes à crevés éblouissants, sa culotte Henri III, ses bas pailletés, ses souliers à boucles d'argent le rendent quelque peu singulier. Est-ce un déguisement ?
Effrayés par cet étrange personnage et presque un peu jaloux de sa tournure, de ses longs cheveux blonds, de son séduisant visage, les garçons du pays lui font un accueil de glace.
Alexis lui-même, dont les boucles brunes et les yeux bleus font tourner la tête à bien des filles, ne peut se comparer à l'inconnu !
- Si nous dansons bien, s'écrie-t-il soudain, c'est notre af-faire et non la tienne !
Et Samuel menace le nouvel arrivant du bouffaire (bouffe-feu) qui sert à raviver la flamme !
Alors, le jouvenceau s'esclaffe, puis s'exclame en saluant :
- Quelle excellente bienvenue ! Mais vous danserez toute la nuit !
Et il entraîne sans façon la plus jolie cavalière de la veillée, la petite Rachel aux chevilles fines, la petite Rachel au teint de porcelaine Seulement, nul ne s'en aperçoit, car tous sont pris de frénésie. Et voici les couples qui se reforment et se mettent à tourner, à valser, à piquer du pied, à se trémousser sans arrêt jusqu'à l'aube.
Certes les veillées se prolongeaient parfois très tard, mais de mémoire d'homme on n'en vit une seule ne s'achever qu'à sept heures du matin Les parents, très inquiets, virent revenir leurs enfants le lendemain, exténués, blafards, titubants. Blan-dine et Clémence durent s'aliter quelques jours. Delphine avait perdu son pendentif. Reine montrait des bas déchirés et sa ma-gnifique robe de taffetas puce tout effrangée. Samuel ne retrou-va pas sa montre d'or. Léopold souffrait d'une entorse
Malgré leurs ennuis, les parents de tout ce monde se trouvè-rent bien heureux quand ils surent que le bel étranger avait dis-paru sans laisser de trace, et la jeune Rachel avec lui ! On n'en eut jamais de nouvelles. Six jours plus tard, un colporteur de passage trouva seulement les sabots de Rachel, de légers sabots vernis à la bride décorée, posés sagement sur la grande pierre de la fontaine du Diable.