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Bourbonnais pris au piège Les nouvelles aventures du commissaire Entre deux séjours
à Vichy, une promotion comme commissaire principal a envoyé
Jean-Claude Bourbonnais en poste à Clermont-Ferrand.
L'histoire se situe donc dans les années 90. Plusieurs
intrigues s'entremêlent, se déplacent entre Auvergne,
Bourbonnais et Berry. Une série de ambriolages à
Vichy, Gannat, Clermont, amènent leurs auteurs à
une prise d'otage. Le commissaire croit en reconnaître
l'instigateur. Mais lui-même, un peu trop ami avec des
gens douteux, risque de se retrouver compromis. Par ailleurs,
un couple âgé a disparu. Pris dans le tourbillon
des enquêtes, Bourbonnais ne voit pas venir les menaces
qui pèsent sur lui personnellement. Cependant, confronté
aux épreuves, il saura réagir fermement dans un
épisode final situé dans son pays natal de Varennes.
Un roman régional qui, parti de l'agglomération
clermontoise, visite Moulins, Montluçon, Vichy, Bourges
et le Haut-Berry. 180 pages. 13 euros |
Bulletin de commande
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pris au piège
au prix de 19 euros franco pièce.
Soit un chèque de .......... euros, à l'ordre des
EDITIONS DE LA BOUQUINERIE,
encaissé à l'expédition.
Commande à adresser à : EDITIONS DE LA BOUQUINERIE..,
77 av. des Baumes, 26 000 VALENCE
extraits : 4 premiers chapitres
1
Commissaire Principal Limowitz
Clermont-Ferrand, 1996
Nom : Limowitz
Prénom : Jean-Claude
Lassé d'exiger des autres qu'ils déclinent leur
identité alors que je masque la mienne, la véritable,
je me présente en toute sincérité au lecteur,
auquel j'entends raconter quelques pans de ma vie actuelle.
Le nom d'emprunt : Bourbonnais, pris par mon père juste
avant la Seconde Guerre mondiale se justifiait par la crainte
de voir les Nazis ou leurs dévoués serviteurs pétainistes,
saisir le prétexte de ce nom d'origine juive ukrainienne,
perdu dans la nuit des temps, pour nous rafler. Il est vrai qu'au
Canada où nous avions émigré, nous ne ris-quions
plus grand-chose. Mais l'époque a changé. À
l'appro-che de la fin du second millénaire, on peut estimer
que la société française a trouvé
un certain équilibre. Moi, je ne fréquente pas la
synagogue, ni un quelconque autre temple. Je me revendique athée.
Tiraillé à l'époque de ma tendre enfance,
entre deux grand-mères très pieuses, l'une qui pensait
incarner la filiation juive, l'autre, pure bourbonnaise, ne cessant
de s'effrayer et s'indigner à la simple idée que
je puisse fréquenter un lieu de culte non catholique, à
l'instar de mon père, je suis devenu laïc convaincu.
Je suis installé depuis plusieurs années à
Clermont, suite à une promotion, et nous louons, mon épouse
Jeannine et moi, une maison perchée sur les premiers contreforts
volca-niques dominant l'agglomération. Certains amis me
taqui-nent à propos de Durtol : " Ah, oui, là
où les poules ont des crampons ! " Il est vrai que
mon enclos est abrupt. Tondre les parcelles de gazon relève
du numéro d'équilibriste. S'il existe une petite
terrasse parking au niveau de la rue, l'entrée de la maison
plonge immédiatement vers l'étage inférieur
où se trouvent les chambres et la salle de bain. Il convient
de descendre encore d'un étage pour atteindre notre séjour
qui s'étale sur une plate-forme miraculeusement laissée
par la lave. Depuis les larges baies vitrées qui reçoivent
la clarté du levant, on embrasse toute l'agglomération
clermontoise hérissée des flèches sombres
de la cathédrale. Je m'y trouve bien. Ici, mon esprit s'élève
à tous les égards et je respire.
Car, là-bas, dans le centre historique, les ruelles sombres
qui montent à la cathédrale ou sinuent à
son pied, m'appa-raissent insalubres et hostiles. Ce n'est peut-être
pas tant lié à ma fonction, qui ne me conduit pas
très souvent sur le terrain, qu'à des raisons personnelles
qui seront l'objet essentiel de ce récit.
Enfermé le plus souvent dans mon bureau du commis-sariat
de la rue des Liondards, je ne suis que rarement en contact avec
les malfrats, criminels, et autres humains emportés par
de noires passions. Nous avons plus de probabilités de
voir arriver dans nos bureaux les proches d'un accidenté
de la circulation pour porter plainte contre un automobiliste
imprudent ou même inconscient qui, en rase campagne, se
serait sans doute courageusement éclip-sé. Ou encore
: la victime d'un cambriolage, d'un incendie de poubelle, d'une
altercation entre automo-bilistes. Et pourtant, notre chef-lieu
auvergnat, même s'il ne fait pas la une des médias
en matière de grand banditisme et de criminalité,
n'est pas à l'abri de ces fléaux.
On pourra estimer que je porte une part de respon-sabilité
dans la suite des événements qui me sont arrivés,
et sans doute est-ce vrai, mais bien malins ceux qui peuvent juger
et croire que, dans l'urgence, ils auraient été
capables de réactions plus appropriées.
2
Au Clermont Université Club
Me voici donc à peine installé au commissariat,
en tant que commissaire principal, sous mon nom d'emprunt Bour-bonnais,
on est en septembre 1992, et je me trouve entraîné
dans un cycle de rencontres et d'enchaînement de faits aux-quels
je ne m'attendais pas.
Le meilleur moyen de rompre l'isolement, lorsqu'on s'installe
dans une ville nouvelle, est de s'inscrire dans un club sportif.
Si l'on est un adepte passionné et qu' en outre, on pratique
l'activité à un certain niveau de qualité,
l'intégration est immédiate. Vous serez courtisé,
recherché et rapidement incorporé à une équipe.
J'avais la chance, à l'époque, d'être dans
ce cas.
Je m'étais tout de suite rapproché de la section
escrime du Clermont Université Club, dont l'activité
se déroulait pas très loin de mon commissariat,
au pied du viaduc Saint-Jacques. Ayant beaucoup pratiqué
ce sport à un assez haut niveau durant ma jeunesse, il
me restait une bonne technique et, même si je n'avais plus
tout à fait le même allant, j'étais capable
de titiller les meilleurs tireurs de cette association. Elle était
fréquentée, comme il se doit, par de nombreux étudiants,
mais aussi par des personnes de tout âge et de tous horizons.
J'avais caché mon véritable métier, car le
fait d'annoncer un poste important dans la police glace les velléités
d'amitié. Fonctionnaire, telle est la réponse que
l'on formule dans ces cas-là. C'est bien vague, aussi les
gens, en général, imaginent que l'on occupe un emploi
modeste et ne cherchent pas plus loin. Du moins au début,
car tout finit par se savoir. On ne vient cependant pas à
la salle d'escrime pour faire étalage de ce qu'on est dans
la société ; en ces lieux, cela n'intéresse
personne. Non pas que l'on soit tous égaux, nivelés
par le sport, loin de là, mais on entre dans un autre monde,
très hiérarchisé, dont les critères
sont autres. Chaque activité, que ce soit tireur, coach,
arbitre, ou dirigeant, a ses barons qui ne considèrent
le menu fretin des catégories inférieures, qu'avec
une condescendance à peine voilée. Si vous possédez
le niveau adéquat, votre com-pagnie sera recherchée,
votre conversation appréciée. Dans le cas contraire,
la solitude rendra dur et inconfortable le banc des vestiaires.
Je ne sais, lorsqu'il me vient l'envie de juger ces comportements,
s'il s'agit de vanité, d'orgueil ou au contraire de saine
émulation dictée à l'origine par l'instinct
de survie. Moi, je suis un peu à part. J'appartiens toujours
à la catégorie reine des tireurs, encore que mon
fleuret fasse un peu pâle figure en comparaison des sabres
et des épées plus endurants de mes partenaires.
J'en suis réduit à un niveau inférieur à
celui des meilleurs, mais je vante un palmarès qu'eux n'atteindront
jamais.
Je me trouve donc rapidement intégré et redevenu
prati-quant assidu. Grâce à la compréhension
de mon épouse Jeannine, je me rends plusieurs fois par
semaine pour combattre l'embonpoint d'une vie sédentaire
de commissaire principal, plus souvent en réunion ou scotché
à son fauteuil de bureau, qu'essoufflé à
poursuivre un malfrat, comme le suggérerait une série
américaine ; je me suis intégré à
la vie du club. Après avoir transpiré, on prend
la douche, et, histoire de décompresser, on discute un
peu. Parfois, à l'occasion d'une victoire à fêter,
d'un anniversaire ou d'une naissance, un partenaire apporte une
bouteille et régale à la ronde. Plus rarement, on
se rend au centre ville dans un bar ou un club. Cela concerne
en général de petits groupes au sein desquels des
sympathies plus appuyées se sont révélées,
et puis, il faut bien le reconnaître, on limite un peu les
frais. Commissaire principal, je ne vais pas pleurer misère,
mais, avec une fille étudiante, un gros loyer à
assumer, j'ai moins de ressources que les délinquants que
je croise dans les couloirs de mon commissariat.
L'escrime est un sport assez huppé. Comme le tennis peut-être,
moins que le golf assurément. Réservé à
certaines catégories sociales. Non pas que le matériel
ou l'inscription au club soient hors de portée financière,
car, si l'on excepte la combinaison blanche, tout le reste, armes,
masques, est fourni. Je dirais plutôt qu'il s'agit d'une
tradition culturelle. L'escri-meur se situe dans la droite lignée
chevaleresque venue de la nuit des temps. Sport individuel, il
convient d'y faire montre d'intelligence tactique, de modestie,
de persévérance. Les gros bras forts en gueule se
font vite remettre à ras de terre d'un petit estoc bien
décoché.
Dans un tel milieu, il est inimaginable que l'on puisse glisser
insensiblement vers des pentes savonneuses. À l'épo-que,
j'étais hyper confiant, sûr à deux cents pour
cent de me trouver à l'abri de ce genre de dérapage.
Je ne faisais pas partie des naïfs, des novices. On n'apprend
pas aux vieux singes à faire la grimace. Et pourtant...
3
Invité dans le quartier sombre
du vieux Clermont
Je suis donc membre d'un groupe dans lequel je rencon-tre des
gens, en principe venus de tous horizons, mais, quand même
marqué d'une forte présence de notables. De temps
à autre, après la douche on discute dans le vestiaire,
puis, lorsqu'un concierge vous chasse, sur un trottoir. La conversation,
engagée sur les sujets sportifs, dérive, s'enrichit,
prend un tour plus personnel. Les vies privées, néanmoins,
restent secrètes. Cela devient une habitude, et, un jour
où la saison froidit, on se réfugie dans un bar
voisin. Peu à peu, on se prend à l'engrenage : on
m'a régalé, je me sens obligé de payer une
bonne bière à mon tour. Jamais, cependant, je n'ai
reçu la moindre invitation au domicile d'un de mes nouveaux
amis. Ils m'ont toujours amené chez des tiers ou dans des
lieux neutres. Au début, cela m'étonnait un peu,
car, moi j'avais fait l'effort de réception at home d'un
petit groupe autour d'une bouteille de champagne sous prétexte
de fêter mon arrivée au club et, plus largement,
mon installation dans le chef-lieu auvergnat. Je mettais ce fait
au compte du tempérament montagnard que j'imaginais plus
froid, plus distant, mais j'aurais vraiment dû rester sur
mes gardes. Le vice et le crime s'étalaient sous mes yeux
durant la journée, mais, le soir, ils ne franchissaient
pas la porte du gymnase ; j'entrais dans un monde que j'imaginais
pur, chevaleresque, aux valeurs affirmées, héritées
d'une longue tradition, où seul le mérite permet
d'avancer, dans le respect de l'autre, même si le but final
du combat est bien d'annihiler l'adversaire.
Un soir, je suis convié à finir la soirée
chez un homme de loi. Sur le moment, je n'ai pas très bien
compris en quoi consistait exactement son activité. Pas
avocat, peut-être avoué, ou bien huissier. J'imagine
plutôt qu'il pouvait exercer une profession en rapport avec
l'art, commissaire priseur ou galeriste expert, car le prétexte
à notre rencontre concernait la civilisation italienne,
et en particulier, mon goût pour l'architecture et la peinture
qu'il partageait.
Il avait fallu laisser nos véhicules place de la cathédrale.
En infraction, il faut bien l'avouer.
- Tu nous feras sauter les contredanses, avait plaisanté
le camarade, prénommé Romain, qui m'avait entraîné
à participer à cette fin de soirée.
Mon secret avait été vite percé, et j'avais
beau protester de mon incompétence en matière de
police municipale, l'affaire était considérée
par les autres comme entendue.
Romain, un peu plus jeune que moi, devait friser la quarantaine.
Un physique athlétique servi par son visage jovial aux
traits réguliers, sa voix forte, chaleureuse, lui donnaient
le charisme du personnage qui, en société, ne passe
jamais inaperçu.
Il nous avait entraînés par un dédale de ruelles
sombres, jusqu'à une porte cochère imposante, en
bois sculpté qui avait conservé depuis l'époque
des voitures hippomobiles, deux arcs de cercle métalliques
protecteurs, fichés dans la pierre à droite et à
gauche, au ras du sol. Après quelques mètres de
couloir pavé assimilable à un tunnel, je me retrouvai
confronté à un luxe, une élégance
architecturale, inimaginables de l'extérieur. Ce vénérable
hôtel particulier paraissait dater du dix-septième
siècle.
Je me suis attardé un instant pour observer l'élégance
solide de l'édifice, les fenêtres ouvragées,
au linteau sculpté en forme de fronton dans la lave sombre,
ce qui, pour une cour intérieure, m'apparut remarquable,
mais Romain se montra impatient, en me regardant moi, froidement.
Je discernais bien le caractère artificiel de notre relation
qui ne s'apparentait que de loin à une véritable
amitié. Mais l'atmosphère enjouée, dynamique,
issue du milieu sportif, m'entraînait.
Nous pénétrâmes dans l'immeuble, puis montâmes
jusqu'à l'appartement, à l'étage. Le vestibule,
tapissé chaudement, présentait au premier regard,
sous un éclairage tamisé, un cadre à moulures
dorées contenant La Joconde. Aussi vraie que l'original.
Le maître de maison m'accueillit par une poi-gnée
de main se voulant chaleureuse, longue, qui parut accompagner
mon regard en direction du tableau.
- Vous aimez ? demanda-t-il
- Magnifique, très belle copie.
- Ce n'est pas une copie, dit l'homme sans sourire le moins du
monde.
Je me sentis en capacité d'ajouter, croyant détendre
l'atmosphère :
- Vous êtes un fameux pince-sans-rire.
Et l'autre :
- Vous vous trompez. C'est une question de volonté, de
désir. J'avais celui d'une uvre originale sur un
sujet classique, et je l'ai. C'est peut-être au Louvre qu'est
la copie.
Cet homme grand et sec, aux cheveux bruns soigneu-sement peignés
en arrière, un sourire métallique parcou-rant ses
lèvres, m'attira vers l'intérieur du logis, et je
n'insistai pas. Le salon où il nous fit pénétrer
était cossu et je pus m'installer dans un fauteuil très
confortable. Mon humeur en fut positivement stimulée.
Nous nous trouvâmes donc assis, discutant autour d'un verre.
Je n'avais pas osé reprendre le sujet Joconde mais nous
étions partis sur la voie de l'art italien. J'appris plus
tard par Romain que notre hôte, prénommé Marc,
avait fait réaliser par un artiste transalpin, non pas
une copie du chef d'uvre, mais une interprétation
: le portrait à l'identique baignait dans un environnement
différent, aquatique, sombre, que l'on ne remarquait pas
au premier abord. Marc possédait une réelle culture
picturale. J'emploie ce verbe à dessein car le discours
dérivait souvent des considérations esthétiques
aux estima-tions matérielles du genre :
- Pour me l'offrir, celui-là, il me faudrait un improbable
gain au Loto, à moins que je trouve un " arrangement
" - le mot était prononcé accompagné
d'un petit sourire de complicité en direction de Romain
-, lors d'une enchère.
Il avait tout visité : académie vénitienne,
galerie floren-tine, Rome, Milan, etc. Et même des expositions
de peintres régionaux inconnus du grand public. Il me cita
ainsi le passage à Florence d'un florilège de peintres
méridionaux qui faisaient flamboyer sur la toile une nature
incan-descente.
Je lui dis que j'avais eu l'occasion de découvrir en d'autres
lieux ce type d'uvres et je lui fis remarquer que ces visions
fortes s'imprimaient dans le premier regard, certes, mais j'émis
certaines réserves quant au manque de nuances qui heurtait
ma sensibilité.
- À chacun ses goûts, remarqua-t-il un peu sèchement.
J'évoquai alors une expérience récente que
j'avais vécue lors de la visite d'une exposition. Elle
se situait en Italie également, à Aoste. Croyant
pénétrer dans un bâtiment introduisant aux
fouilles d'une église paléochrétienne, je
m'étais trouvé face à une multitude de tableaux
de différentes formes, accrochés aux parois claires
d'une vaste salle. Portraits, paysages figuratifs, le style de
l'exposition, d'abord très classique, bifurquait vers l'art
moderne dans une grande diversité. Pourtant, le même
nom figurait sous chaque tableau et, de prime abord, j'ai cru
que c'était peut-être un label, ou la mention d'un
propriétaire. Puis je m'aperçus qu'il s'agissait
en fait du même peintre. Un autoportrait, dans un moment
de légère euphorie, m'apparut être digne de
Rembrandt ; des paysages clairement situés dans l'environnement
alpin, tout à coup, se décomposaient en des lignes
désordonnées aux couleurs vives, comme bousculés
par un souffle de folie ; des portraits d'artistes connus s'étiraient
en hauteur, déformés comme une ébauche de
photo numérique mal cadrée ; cette variété
éblouissait et son humour m'avait séduit.
Mon interlocuteur m'avait écouté poliment, mais
nous n'avions pas de véritable échange. Romain,
de son côté, réagissait de manière
un peu superficielle, par des plai-santeries pas toujours opportunes.
On sentait clairement qu'il tentait de tisser les liens d'une
empathie qui n'avait pas été spontanée.
Instinctivement, je m'interrogeai à propos de la relation
existant entre les deux hommes. Marc appartenait visiblement à
un milieu aisé : du fric et un niveau culturel, en apparence
étendu, mais qui restait très superficiel. Quant
à Romain, je ne parvenais pas vraiment à savoir
quelles étaient ses moti-vations. Je lui reconnaissais
peu d'affinités avec Marc, et pourtant, je décelais
leur complicité. Je n'avais guère de doute à
ce sujet. Pourquoi Romain m'entraînait-il à fréquenter
cet homme ? Je me suis interrogé, sans plus, car, sorti
des noir-ceurs de mon commissariat, je n'étais pas naïf,
mais tout simple-ment enclin à me laisser aller, à
oublier la méfiance, les suspicions, qui constituent mon
quotidien.
Peut-être Romain croyait-il tout simplement me faire plaisir.
Je ne savais pas de façon claire ce qu'il faisait dans
la vie. Il faut dire que je ne posais pas de questions, me contentant
de ce qu'on voulait bien me dire, qui suffisait amplement à
la pratique de mon activité.
J'avais cru comprendre qu'il avait reçu une formation d'éducateur
et travaillait dans une fondation privée pour handicapés.
Je me demandais s'il y était toujours car il restait dans
le vague à ce sujet, et quand nous préparions nos
déplacements pour une compétition, il paraissait
être moins libre que par le passé. L'irrégularité
de ses horaires pouvait correspondre à des tâches
en intérim. Ce garçon, au demeurant serviable et
même dévoué, pouvait très bien avoir
été viré de son poste à la suite d'un
éclat. Car il se trouvait affligé d'un état
psychique fragile et d'un caractère si irritable qu'il
était capable de perdre tout contrôle. Je l'avais
vu, en compétition, péter carrément les plombs,
faire résonner la salle d'armes de clameurs, sous des prétextes
fallacieux. Lorsque l'assaut était tendu, il paraissait
ne pas supporter que l'adversaire lui conteste la victoire, il
l'agressait verbalement ou s'en prenait au matériel. Il
s'était rendu coupable du bris de plusieurs fleurets et
retrouvé plusieurs fois sanctionné.
Plus la soirée s'avançait et moins je me sentais
d'affinités avec Marc. Romain, c'était différent,
nous avions en commun la passion pour notre sport. Malgré
tout, comme je suis une personne plutôt bien élevée,
je ne laissai rien paraître, et fus un peu étonné
des flatteries que Marc m'adressa et dont je ne voyais pas l'utilité.
Il me complimenta d'une manière qui m'apparut vraiment
excessive, vantant mes talents d'esthète et mes connaissances
d'expert.
Où tout cela pouvait-il me conduire ?
4
Au pied de la tour Jacquemart
Quelque temps plus tard, nous partîmes, Romain, moi et quelques
autres, pour une compétition à Moulins. Je n'avais
pas eu l'occasion de revoir le chef-lieu bourbonnais depuis plusieurs
années et j'eus plaisir, le soir, vite venu car c'était
l'automne, à parcourir de nouveau la place et la rue d'Allier,
puis à apercevoir le Jacquemart et son environnement médié-val,
tandis que nous cherchions, à la nuit tombée un
endroit où nous restaurer.
Nous avions bien guerroyé, en toute amitié sportive,
contre un groupe moulinois. Nous étions sortis vainqueurs
de la rencontre, mais, comme nos adversaires avaient proposé
un dîner en commun, nous nous appliquions, par égards
envers eux, à ne pas montrer une joie exubérante
pour notre victoire. Cet apprentissage forcé de la modestie,
au fond, n'était pas une mauvaise chose.
Nous avons donc partagé un dîner dans l'environnement
pittoresque d'un immeuble moyenâgeux au pied de la tour
Jacquemart. Entièrement rénovée, la salle
de restaurant, à l'étage, se signalait par d'étroites
fenêtres qui filtraient les lumières de la ville
au travers des carrés opaques de leurs vitres. Les marches
de l'escalier avaient craqué, juste assez pour rappeler
le caractère des lieux, sans inquiéter quant à
la solidité du bâtiment, contrairement à l'assertion
un peu stupide d'un de nos équipiers.
Nous nous sommes retrouvés pour un moment de partage à
discuter autour d'une grande table sous un éclairage tamisé
qui incitait à modérer le ton de nos voix, à
l'inverse de la faim abyssale qui ravageait nos estomacs et poussait
à l'impatience. Les conversations concernaient natu-rellement
l'escrime, sa technique, le niveau de nos adversaires communs
et les meilleures tactiques pour les inquiéter. Dans le
groupe, émergent les personnalités et les hiérarchies
subtiles issues du sport. Point de courtoisie ni d'égards.
Les contacts, faisant l'impasse absolue des situations sociales,
sont rudes, sans concession. Moi qui pourrais, malgré tout
tenter de faire entendre ma voix, souvent, à cette époque
de ma vie, je laisse aller. Être tranquille, passif, assister
aux péroraisons des coqs de vestiaire, m'amuse et me repose.
Et pourtant, ce soir, je me sens d'un esprit plus combatif qu'à
l'accoutumée. Est-ce dû à l'euphorie du retour
dans mon Bourbonnais natal ? Ou plutôt, ne faut-il pas y
déceler une légère frustration venue du fait
que mes résultats sportifs personnels ont été
fort moyens - sans doute ai-je été un peu déconcentré
par ce retour au pays -, et que notre victoire s'appuie essentiellement
sur le mérite de mes coéquipiers ? Toujours est-il
que je participe aux conversations d'un ton un peu hargneux, et
lorsque je contredis le leader moulinois à propos d'un
point, une fois encore, d'histoire de l'art, il n'a pas du tout
la réaction à laquelle j'aurais pu m'attendre.
En effet, les murs qui nous entourent, sans doute dans l'espoir
de compenser la langueur du bâtiment moyenâgeux, ont
été recouverts d'un épais papier de tapisserie
clair. Et ce support dirige les regards vers des rectangles sombres
qui s'en détachent. Il s'agit de visions anciennes de la
ville de Moulins : les immeubles moyenâgeux qui entourent
celui où nous nous trouvons, la place d'Allier parcourue
de voitures hippomobiles, les berges de la rivière Allier
au début du vingtième siècle, rendues blanches
par les étendages des lavandières, égayées
des bateaux-lavoirs amarrés.
Un garçon issu du groupe moulinois a remarqué mon
regard qui scrute derrière lui. Âgé d'une
trentaine d'années, de petite taille, poil noir, volubile,
il représente à la perfection le type méditerranéen.
Il m'interpelle :
- Jean-Claude, c'est bien ton prénom ? on m'a dit que
tu aimes les belles choses.
Surpris, intrigué, je réponds :
- Oui, qui t'a dit cela ?
- ...
- Et toi , ton prénom ?
- Joseph. Enfin, Giuseppe, car mes parents sont originaires de
Naples. Tu t'intéresses au passé de notre belle
ville de Moulins ? Moi aussi, vu mes origines... J'ai hérité
du goût artistique transalpin. Elles sont superbes, ces
estampes du 19e siècle, n'est-ce pas ?
- Toi, tu dis vraiment n'importe quoi, mon pauvre ! Ça
se voit de loin que ce ne sont pas des estampes, mais de simples
cartes postales.
Les mots étaient sortis de ma bouche de manière
auto-matique et je m'étonnai moi-même de la dureté
de mes propos. Mais Joseph reprit sans sourciller :
- Pas de souci, pazienza, comme dit ma mère. Je n'avais
pas vu dans le noir.
Mon agacement n'avait pas fait mouche. Aucune trace visible dans
la conversation. C'est à ce moment là que je discernai
les ménagements de moins en moins discrets dont j'étais
l'objet.
Pas sorcier à comprendre quand même !
Joseph continuait à me parler comme si de rien n'était.
Il connaissait des gens, amis aussi de Romain, qu'il me proposait
de rencontrer pour finir la soirée. Ce n'était pas
très loin sur notre route du retour. J'étais un
peu surpris, mais bon, je devais me garder, selon l'excellent
conseil de mon épouse Jeannine, de la déformation
professionnelle, qui consiste à voir le mal partout et
suspecter tout le monde.
À peine notre dîner terminé au restaurant
de Moulins où on nous avait servi les spécialités
bourbonnaises hyper-caloriques dont nous avions grand besoin et
j'avais particulièrement apprécié un délicieux
pâté aux pommes de terre, nous nous sommes engagés
sur la Nationale 7, direction sud, c'est-à-dire Varennes-sur-Allier.
Romain, au volant, se voulut mystérieux. Je lui dis :
- Où allons-nous ? Qui sont ces gens ? Est-ce encore en
relation avec l'art ?
- Peut-être, si l'on veut.
- Comment, si l'on veut... Joseph m'a parlé d'estampes.
- Je ne sais pas. C'est à Saint-Loup, tu connais ?
- Bien sûr. Où ça à Saint-Loup ?
- À la sortie du village, tu verras, un petit château,
des gens importants, ça vaut le détour.
La trajectoire huilée du véhicule sur l'asphalte
lisse de la Nationale 7 se conjugue à la fatigue musculaire
qui m'a peu à peu envahi, et à la torpeur consécutive
à notre bon repas, pour annihiler en moi toute velléité
de rébellion, même si ce nouveau prolongement de
soirée qui s'annonce est loin de susciter mon enthousiasme.
Au terme d'une longue ligne droite apparaît le panneau qui
signale l'entrée dans le village de Saint-Loup. Les lumières
généreuses d'un Relais hôtel restaurant, quelques
mouve-ments sur son parking, font illusion. Peu après,
nous traversons l'agglomération déserte et, à
peine en sommes-nous sortis, nous nous engageons sur la gauche,
par un haut portail de fer, dans une propriété privée.
Nous suivons une allée bordée d'arbres, dont les
troncs canalisent le faisceau des phares de la voiture. Une lune
claire perce les ramures dépourvues de feuilles en cette
saison. La maison apparaît, haute et longue, posée
derrière une esplanade circulaire. En son centre, un bassin
ovale, rehaussé d'une statue. Les gravillons crissent sous
les pneus de Romain qui a été surpris dans l'obscurité
par l'arrondi un peu sec de l'allée.
Depuis le perron généreusement éclairé,
l'hôte nous attend en compagnie de Joseph qui nous a précédés
; ils se frottent les mains pour se réchauffer. Rondouillard,
che-veux grisonnants, l'homme nous sourit. Nous gravis-sons quelques
marches et il nous dit :
- Entrez vite au chaud, il ne fait pas bon ici. Brise du nord,
gelée blanche demain.
Nous voici introduits dans un vestibule monumental, au milieu
duquel règne un escalier que l'on croirait déménagé
de l'Opéra de Vichy. Nous montons lentement en poursuivant
les présentations commencées dès notre accueil.
Je me trouve côte à côte avec le propriétaire
des lieux, monsieur Vernier. Romain et Joseph nous suivent, quasiment
respectueux. J'ai remarqué que le vouvoiement est de rigueur
entre eux.
- On m'a dit que vous êtes commissaire principal à
Clermont ?
- Oui. Depuis quelques mois. Précédemment, j'étais
en poste à la P.J. de Vichy.
- Vous regrettez ?
- Euh... chacune de ces villes a son attrait, ses avantages. Bien
sûr, la taille de l'agglomération influe sur nos
conditions de travail.
- Allez, dites-le, insiste le bonhomme, vous préférez
le Bourbonnais.
Pour ne pas le froisser, je réponds : " J'y suis né
", mais, franchement, pour avoir vécu à Montréal,
je crois que Vichy ou Clermont restent à taille humaine.
- Ça ne vous dirait pas d'y revenir comme commissaire divisionnaire
?
- Oui, bien sûr, qui ne rêverait de diriger un commissariat
dans une ville attrayante...
- Et pas trop infestée de voyous.
- Oh, vous savez, il faut se méfier des apparences, les
cités où il ne se passe rien ne sont pas très
nombreuses à l'heure actuelle.
À ce moment, c'est Joseph qui intervient :
- Il n'y a pas beaucoup de racaille à Vichy.
Je réponds :
- Ce ne sont pas les origines ethniques qui créent les
problèmes, mais plutôt les conditions de vie, l'emploi.
Pensez à Clermont autrefois, à Michelin et ses nombreux
employés maghrébins, il n'y avait pas plus de difficultés
qu'ailleurs.
Romain se manifeste alors en s'adressant directement à
moi :
- Jean-Claude, ce que te dit monsieur Vernier, ce ne sont pas
des paroles en l'air.
Un peu agacé, je rétorque :
- Ah, parce que c'est lui qui va me nommer directeur à
Vichy ?
- Pas lui directement, bien sûr, mais c'est une per-sonnalité
influente. N'est-ce pas Monsieur Vernier ? Vous êtes proche
du sous-préfet...
- Certes, répond le propriétaire des lieux avec
bon-hommie, j'ai aussi des relations dans la politique, les élus
locaux, départementaux, et je déjeune même
souvent avec un sénateur.
Ces assauts de gentillesse commencent à faire monter une
certaine adrénaline en moi. Dans un premier temps, je ne
suis pas insensible à cet accueil flatteur pour moi. Mais,
si je suis rentré dans la police, c'est pour faire respecter
la loi, alors, les basses manuvres pour obtenir un poste
me répugnent, et au risque de paraître un peu naïf,
sincèrement, je préfère rester à ma
place et obtenir mon avancement au mérite. Naturel-lement,
je n'en souffle mot à mes partenaires d'un jour, et m'adapte
au rituel qui paraît avoir été mis en place.
Nous voici d'abord dans un salon aux dorures princières,
une coupe de champagne à la main. Le propriétaire
a servi lui-même, non sans souligner qu'à cette heure
tardive les domestiques ont terminé leur travail. Je suis
les conversations dans une sorte de premier degré où
je fais bonne figure. Mentalement, je suis aux aguets. Les flatteries,
les promesses dont je suis l'objet auront sûrement une contrepartie.
Quand va-t-elle se dessiner ? À quel sorte de réseau
suis-je confronté ? Politique ? Franc-maçon ou quelque
chose dans ce genre ? Ou alors, bien pire, une entente un peu
louche, une association délinquante... disons le mot :
une espèce de mafia. Un instant plus tard, je m'auto flagelle,
m'accuse de paranoïa ; je suis entouré de sportifs
un peu originaux, voilà tout.
Je suis tiré de mes monologues intérieurs par Romain
qui me secoue :
- Hé, Jean-Claude, il ne faut pas t'endormir, M. Vernier
va nous faire visiter son haras, n'est-ce pas ?
- Oui, naturellement, avec plaisir. Venez ! Et couvrez-vous bien
pour traverser la cour, le vent du nord, ça vous prend
par traîtrise, après, dans les étables, ça
va.
Je demande, alors que nous nous dirigeons par un vestibule vers
l'arrière de la maison :
- Vous faites de l'élevage ? Des chevaux de course ?
- Oui. J'ai plusieurs champions et championnes qui s'illustrent
dans les courses de la région.
- Formidable ! Ça doit rapporter gros.
C'est Joseph qui me répond :
- Il n'y a pas que ça...
Et, comme je le regarde, un peu surpris, c'est Romain qui enchaîne
:
- Il veut parler des paris.
Rire bruyant de Joseph, puis silence général. J'imagine
que le non-dit, les allusions à de nouvelles combines,
ne sont pas le fruit du hasard ou d'une gaffe. Je me sens inclus
malgré moi dans une sphère de comportements à
la marge, et... presque complice. Mais complice de quoi ? Des
faux-semblants, du vent. Où sont les preuves ? Pour sortir
de ce piège, il ne me reste qu'à jouer le rôle
de béotien, d'idiot du village pour le reste de la soirée.
Nous voici parcourant les écuries. Nous admirons de beaux
spécimens équestres. Dérangés par
la lumière soudaine, ils s'agitent dans leurs stalles,
puis il paraissent contents de voir leur maître. J'apprends
que plusieurs personnes travaillent ici, garçons d'écurie,
entraîneur.
Vernier me dit :
- Vous savez monter ?
Et comme je suis bien obligé de répondre par la
négative :
- C'est quand même dommage pour un escrimeur. Il faudra
que Romain vous ramène, de jour, vous ferez un petit tour
de manège, et vous verrez toutes les installations, la
piste.
Et moi, je m'étonne :
- Ah, bon, vous avez tout ça ?
Et j'ajoute, sans conviction :
- Ce serait avec plaisir.
Lors du retour, tandis que les ténèbres de la nuit
avancée se voilent de nappes cotonneuses effilochées,
flottantes, de plus en plus denses et enveloppantes, je profite
de la soudaine intimité de l'habitacle et demande à
Romain pourquoi je suis l'objet de tant d'attentions de la part
de ses amis. À l'issue d'un long silence, il me rassure
et dit ce qu'il me plaît d'entendre. Ma position de commissaire
principal de police est flatteuse et il est agréable pour
des gens qui se sont formés eux-mêmes, d'acquérir,
grâce à moi, de l'entregent. Ils attendent de moi
un effet de représentation. Se montrer en ma compagnie
impressionne et fait gagner en respectabilité.
© E & R - Valence.
EAN : 9782847941814
Diffusion :
Éditions & Régions. La Bouquinerie, 77 avenue
des Baume
26000 Valence
Table des matières
Commissaire Principal Limowitz 7
Au Clermont Université Club 10
Invité dans le quartier sombre du vieux Clermont 13
Au pied de la tour Jacquemart 20
Sur la piste des cambrioleurs entre Vichy et Clermont 30
L'affaire se corse 38
Prise d'otage 44
Le temps des doutes 51
Intermède 53
Retour sur terre 72
Nouvelle affaire 75
Les enquêtes s'entremêlent 79
Auto-école 82
Chamalières 86
Gannat 91
Varennes-sur-Allier 97
Retour sur la piste des braqueurs de la fac 110
Retour sur le couple disparu 115
Sur la piste des braqueurs 119
À la recherche des disparus 124
Entre deux eaux 134
Le ciel me tombe sur la tête 138
Les choses se décantent 156
Épilogue 158
Table des matières 162