À Etoile-sur-Rhône,
cest la canicule. Lili Klême prend un verre à
la terrasse du café de la place de la République
et samuse à
regarder passer les gens. Soudain, elle voit arriver un 4X4 immatriculé
en Navarre. Quest-ce quun Navarrais peut bien venir
faire dans la Drôme un 6 juillet ? Ce jour marque le début
de la fameuse fête de Pampelune et Lili se disait, justement,
quelle serait bien partie là-bas « à
la barule ». Lhomme, lui, ny retournera pas
de son vivant : il est assassiné au quartier des reines.
Lili Klême se lance alors dans une enquête afin détablir
ce qui dans cette histoire relie Étoile-sur-Rhône
à la Navarre. Un règlement de compte en lien avec
le terrorisme basque ? Une rivalité entre professionnels
de la filière du bois ? Un simple conflit familial ou une
histoire de
jupons ? Grâce aux besoins de lenquête, Lili
Klême se rendra en Espagne pour élucider cette affaire.
Dorigine belgo-navarraise, agrégée despagnol
puis, cadre de léducation nationale, Caroline Pesch
vit dans la Drôme depuis vingt-et-un ans. Lectrice éclectique,
elle apprécie les aventures policières, les narrateurs
un peu décalés et sintéresse également
aux particularismes linguistiques de la Drôme et de lArdèche.
Ainsi, son personnage se plaît à incorporer quelques
expressions régionales dans un polar fait pour distraire,
amuser, nourrir le lecteur. Lili Klême est aussi une lectrice
daventures policières et se laisse manifestement
influencer par le privé de Manuel Vázquez Montalbán
« DÉTOILE À LA NAVARRE DANS UN POLICIER
SURPRENANT », RENÉ SAINT-ALBAN.
DANS LA MÊME COLLECTION (PAR ORDRE DE PARUTION) : 25 MEURTRE(S)
À...
JAUJAC, RUOMS, VALENCE, LES VANS, ANNONAY, AUBENAS, NYONS, CRUSSOL,
PRIVAS, DAVÉZIEUX, PEYREBEILLE, MONTÉLIMAR, CHOMÉRAC,
CREST, TOURNON, VALS-LÈS-BAINS, ALISSAS, ROMANS, COUX,
THUEYTS, BOURG-LÈS-VALENCE, VALLON-PONT-DARC, DIE,
DANS LES BARONNIES ET ÉTOILE...
CHAPITRE I
" Ni tous ceux qui s'y trouvent le sont
ni tous ceux qui le sont s'y trouvent " grommelai-je. Car
j'observais une fofolle attablée à la terrasse du
bar de la place de la République. Sa cigarette laissait
échapper une fumée qui allait mourir directement
dans un landau parqué à côté d'elle.
En grande conversation avec une amie, la jeune mère dégus-tait
une bière, consultait régulièrement son smartphone
et simultané-ment s'ingéniait à bercer le
landau pour endormir son bébé. Je ne suis pas toujours
maître de mon visage et je me sentis faire la moue. J'ai
déjà fait plusieurs fois la moue devant mon miroir
pour vérifier. Il faut reconnaître que je ne suis
pas à mon avantage. L'idée que la fumée pût
incommoder et exciter le nourrisson n'effleurait pas plus la mère
que la copine qui lui faisait face. Je levai également
au ciel les yeux bleus que j'ai en amande. Puis, je balayai du
regard les clients du bar. Les pleurs du bébé ne
semblaient pas les incommoder occu-pés comme ils étaient
par leurs propres affaires. Je remarquai quel-ques visages vaguement
familiers. Ceux d'une clientèle qui devait habiter le village.
Des visages que je reconnaissais sans vraiment les connaître
pour les avoir croisés ça et là. Car de nouvelles
familles sont récemment venues profiter des avantages d'Étoile
et de notre belle campagne périurbaine. Étoile,
mon beau village drômois, au sud de Valence, offre venelles,
ruelles médié-vales et comme un premier avant-goût
de la Provence. On y trouve suffi-samment de commerces pour subsister
avant le prochain déplacement au supermarché le
plus proche. À certaines heures de pointe, nous avons même
nos diffi-cultés pour trouver à nous garer au centre
du village. Mais ne nous y trompons pas. Étoile a encore
les avantages de la campagne et il ne m'est, par exemple, encore
jamais arrivé d'avoir à slalomer sur un trottoir
d'Étoile, comme c'est le cas en ville, à cause des
chiens qui défèquent partout. Le soleil de ce début
de juillet brûlait tout ce qu'il touchait et l'envie de
me désaltérer, de faire une pause comme tous les
clients du bar me prit moi aussi. Mais, il me fallait d'abord
passer à l'agence avant de songer à boire quoi que
ce fût. Car je n'avais pour tout argent liquide qu'un billet
abîmé : cinquante euros retirés la veille
au soir au distributeur.
Au guichet de l'agence bancaire, je trouvai une jeune fille blonde
qui me parut peu dégourdie. D'ailleurs le responsable qui
se tenait à côté d'elle, un homme assez jeune
lui aussi, lui prodiguait des conseils bienveillants. Peut-être
était-il sensible au physique de la fille. Une stagiaire,
sans doute. Ou alors une étudiante qui avait trouvé
plus confortable de chercher un job d'été dans un
endroit réfrigéré et aseptisé plutôt
que dans un verger d'abricotiers de la vallée du Rhône.
Je me mis à l'imaginer plantée au beau milieu de
caisses d'abricots, les bras ballants comme dans l'agence. J'étouffai
un fou rire. Je tentai de contrôler mon visage pour qu'il
ne trahisse pas mes pensées. La présence de l'homme
m'aida et me rassura : il serait plus aisé de régler
le problème du billet avec un professionnel. Comme il y
avait deux personnes au guichet avant moi, pour patienter, je
sortis mon portable et tapotai un message afin de souhaiter une
très bonne fête votive à mes cousins espagnols
de Pampelune. Il était onze heures passées. Nievès,
son frère et leur bande de copains devaient déjà
se trouver quelque part dans la cohue vêtue de rouge et
de blanc. Une marée humaine constituée à
la fois de la plupart des habitants de la ville, de ceux des communes
voisines et des très nombreux touris-tes nationaux et étrangers
qui s'étaient donnés rendez-vous pour l'occasion.
Je regardai l'heure à ma montre et refoulai un vague à
l'âme naissant. Il était onze heures cinq. Dans moins
d'une heure, la fête éclaterait. Je jetai un il
sur la guichetière qui disait quelque chose d'inaudible
et n'avait pas bougé d'un iota. Je rangeai mon portable
dans mon sac. L'employé de banque avait disparu dans un
bureau et devant moi les deux personnes étaient toujours
au guichet. Pour patienter et pour préserver la discrétion
due aux clients de l'agence, je fis trois pas en arrière,
tournai la tête et commençai à m'intéresser
à un type à la peau rougie par le soleil, occupé
à retirer de l'argent au distributeur de l'agence. La vue
du fichu distributeur aurait dû me mettre de mauvaise humeur.
Au contraire, j'essayai de réfréner un nouveau début
de fou rire car l'homme qui portait un bermuda et un marcel froissé
à très large encolure faisait penser à un
gros homard. Un homard à côté d'une chouette.
Parce qu'à deux pas de l'homme, une vieille dame attendait
son tour. Elle portait de grosses lunettes démodées
en plastique avec des branches en acier posées sur un nez
pointu qui la faisait ressembler à une chouette. Le retrait
effectué, l'homme en débardeur s'apprêtait
à quitter les lieux lorsque la veille dame au visage de
chouette l'interpella. Je vis qu'elle lui tendait une carte.
- Pourriez-vous m'aider? demanda-t-elle au homard en marcel. C'est
que je ne sais pas où il faut mettre la carte.
Cela mit fin à mon fou-rire intérieur. Pourquoi
étais-je la seule personne en alerte ? La superficie de
l'agence ne devait pas dépasser les vingt mètres
carrés. Est-ce que les autres n'avaient pas entendu la
petite vieille ? Etaient-ils tous sourds et aveugles ? Je regardai
la gour-de aux bras ballants. Je vis qu'entretemps, le banquier
était ressorti de son bureau. Il remettait un papier aux
deux autres personnes avant moi. Elles étaient ensemble
et quittèrent bientôt l'agence. À côté
de lui, la jeune fille qui n'avait pas bougé d'un pouce
souriait béatement. L'employé de banque salua alors
la cliente suivante, c'est à dire, moi, Coraline Klême.
Je ne m'y attendais pas.
- Bonjour. Comment vous dire
Je voulais expliquer au banquier qu'il m'en était arrivé
une belle, la guigne de la veille, c'est à dire l'histoire
du billet. Mais l'inconscience de la vieille dame au visage de
chouette me fit perdre le fil. Je jetai un regard sur le type
en marcel qui était revenu devant le distributeur et qui
m'avait tout l'air de s'intéresser au problème de
la vieille dame. Et c'était ça le problème,
me dis-je. Car je me demandais si la pauvre n'allait pas tout
bonnement lui donner son code secret. L'employé de banque
attendait patiemment que je poursuive mais je me rendis compte
qu'il avait repéré la vieille chouette.
- Hier soir, lorsque l'agence était fermée, je suis
venue retirer de l'argent. Et voici le billet que votre distributeur
m'a fourni, dis-je. Je sortis un reçu faisant foi et un
billet de cinquante euros d'une enveloppe. Le billet était
tout beau, tout neuf mais il en manquait un bout entier.
- Le bout manquant est sûrement resté coincé
dans l'éjecteur, répondit l'employé.
- Sûrement, acquiesçai-je, comme si le mot "
éjecteur " m'était familier. Puis, je décochai
un regard plus inquiet que rancunier en direction du distributeur.
Entre temps, le banquier s'était emparé du billet.
À mon grand étonnement, il l'examina à peine,
comme si dans l'agence ce genre de désagrément était
monnaie courante.
- Il est neuf et dans ce cas, on le remet dans le circuit, m'expliqua-t-il.
- Malgré le bout manquant ? C'est tout de même ennuyeux
pour le prochain qui va le retirer, lui dis-je. Et donc, que me
proposez-vous ?
- L'ennui, c'est qu'ici nous n'avons pas de liquide. Il faudrait
que vous repassiez dans la semaine.
Quand on abuse, il peut m'arriver de perdre patience. Mais en
raison de l'affabilité de l'employé, de sa belle
mine et de ce qui se jouait devant le distributeur, je gardai
mon calme.
- Ecoutez, répondis-je, hier soir on m'a refusé
le billet. Du coup, je n'ai pas pu faire mes courses comme je
voulais. La commerçante craignait que la Poste ne l'accepte
pas. Elle ne prenait pas la carte bleue et je n'avais pas mon
chéquier
Figurez-vous que j'étais enfermée
dehors parce que je n'avais pas mes clés et que mon mari
n'était pas encore rentré. Je vous passe les détails,
dis-je au joli banquier qui écoutait mon discours sans
se départir de son sourire. Bref ! Comprenez que je ne
vais pas en plus attendre mon argent et revenir, parce que votre
distributeur a déchiré mon billet, tout de même
!
J'avais sûrement dû hausser le ton, parce que la potiche
sursauta.
- J'ai une solution, répondit le sympathique employé.
Mais il faut que vous acceptiez des pièces : vingt-cinq
pièces de deux euros.
- Dans un de ces rouleaux réservés aux commerçants
?
Je n'hésitai pas longtemps.
- J'accepte, répondis-je.
L'employé disparut à nouveau dans un autre bureau.
La potiche plantée derrière son guichet sembla enfin
remarquer la présence de l'homme en marcel et de la vieille
dame.
- Qu'est-ce que je dois faire ? demanda cette dernière.
La jeune fille esquissa un mouvement mais n'alla pas au bout de
son initiative. Quelle mollassonne, pensai-je avant de commencer
une phrase à son attention.
- Dîtes, vous ne pourriez pas
- Oui, venez aidez cette dame, s'il vous plaît, coupa l'homme
en marcel en direction de l'employée.
- Mais oui, allez donc voir madame, fit le banquier qui reparaissait
justement un rouleau à la main.
Cette indolente alla enfin aider la vieille dame et l'homme en
marcel quitta aussitôt les lieux. Connaissait-il le code
secret ? La vieille dame allait-elle plutôt le confier à
la jeune fille ? Je me sentis faire la moue.
- Tenez, voici vos pièces, me dit le banquier. C'est plus
lourd qu'un billet !
- En effet, dis-je, avant de le remercier.
Je sortis de l'agence en même temps que la vieille dame.
Je lui tins la porte. Une fois sur le trottoir, je ne pus m'empêcher
de lui faire la morale.
- Madame, ce que vous avez fait dans l'agence n'est pas bien prudent.
Vous ne devez communiquer votre code à personne. Je suppose
que l'employée vous l'a dit et que vous n'en avez rien
fait.
- Oui, oui. C'est que je n'ai pas l'habitude de prendre de l'argent
au distributeur, répondit la vieille dame.
J'eus la conviction que cette inconsciente recommencerait à
la première occasion. Je levai encore les yeux au ciel
et abandonnai ma protégée. Quel besoin ai-je de
toujours me rendre compte de détails qui passent inaperçus
aux yeux des autres ? Par contre, quiconque m'aurait, par exemple,
demandé la couleur des lunettes de la vieille dame ou celle
du marcel de l'homme, aurait probablement été bien
déçu par mes talents d'observation. Je ne suis pas
observatrice au sens où l'entend Charles, mon mari. Un
séquoia pourrait pousser en une nuit au bout de notre chemin
que je ne le remarquerais pas. Je me dirigeai vers le café.
J'allais enfin satisfaire mon envie de m'accorder un moment de
plaisir. Me laisser aller à la terrasse d'un café
de ce qui désormais, depuis quinze ans, est aussi mon village.
Je réalisai qu'à Étoile, je ne l'avais encore
jamais fait. Je me retournai et sur le trottoir je cherchai du
regard la vieille dame. Je la vis qui traversait la rue du Temple
au milieu des voitures et en dehors des clous. Elle marchait tout
doucement mais visiblement déterminée à aller
d'un point à un autre en dépit des règles
les plus élémentaires de sécurité.
Je tournai la tête pour ne plus la voir car cette fois,
c'en était trop. Je gagnai rapidement le café de
la place. Lorsque je fus enfin installée à la terrasse,
je commandai une limonade. Je n'en avais pas bu depuis bien longtemps.
Je savourai par avance mon plaisir et me préparai à
me livrer à l'une de mes occupations favorites quand je
suis à une terrasse de café : mater les passants
et leur inventer une histoire. Mon autre occupation favorite,
c'est d'écouter les conversations des gens.
Comme il faisait toujours aussi chaud, j'avalai ma limonade sans
vraiment prendre le temps de la déguster et en commandai
rapidement une seconde. Je me mis à penser au vin limé
que buvaient mes oncles navarrais. Puis, je fixai la plaque d'immatriculation
d'une voiture qui arrivait. Ou bien ce fut le contraire. Ce fut
plutôt le fait de remarquer une voiture immatriculée
en Navarre, un verre de limonade à la main qui me fit me
remémorer le verre de vin coupé de limonade qu'affectionnaient
mes oncles espagnols. À ce moment, la fumeuse au landau
et son amie qui traînaient encore à la terrasse quittèrent
les lieux. Je les regardai puis, je cherchai la voiture immatriculée
en Navarre. C'était une jeep Grand Cherokee. Son propriétaire
pouvait parfaitement l'avoir achetée à quelque Navarrais
et venir d'une toute autre région puisqu'en Espagne une
voiture garde pour toujours son numéro d'immatriculation.
La voiture se gara sur le parking de la place de la République.
Je vis un homme en sortir. Brun, assez costaud, en pantalon et
polo de marque, peut-être vert bouteille ou bleu. L'homme
avait en tout cas, le type et l'allure du parfait Navarrais et
devait avoir la cinquantaine. Et puis, il y avait ce foulard de
Saint Firmin accroché au rétroviseur intérieur.
Ça alors ! Que pouvait bien faire un Navarrais un six juillet
dans un village français de la vallée du Rhône
? L'homme fit quelques pas en direction du café où
je dégustais ma seconde limonade. Il fut bientôt
rejoint par une femme avec laquelle il avait vraisemblablement
rendez-vous. Je la dévisageai en vain. Je lui trouvai un
air familier mais je ne l'avais jamais vue non plus. Ils allèrent
s'asseoir à la table occupée auparavant par la mère
au landau. Je ne manquai pas d'interpréter l'arrivée
de l'homme à ma façon. C'était un signe.
Que faisais-je si loin de Pampelune au moment de la fête
de la capitale navarraise ? Je bus une bonne gorgée de
limonade et me mis à observer la table du Navarrais. Je
pensai que la femme avait un je-ne-sais-quoi de Catherine Frot
en beaucoup moins pétillante. Une sorte de Grace Kelly
sans grâce. Une fadasse, quoi ! Elle aussi devait avoir
la cinquantaine. Elle était châtain, portait un jean
et un T-shirt ou bien un chemisier. Rien de bien soigneux en tout
cas, si bien qu'elle n'avait pas beaucoup d'allure. Comme j'aurais
bien voulu écouter leur conversation, je tendis l'oreille.
Mais j'étais hélas bien trop éloignée
de leur table. Se parlaient-ils en français, en castillan,
en basque ? Je mourrais d'envie de le savoir. La femme avait commandé
une bière et le Navarrais une eau gazeuse qu'il but très
rapidement. Cela m'étonna. Qu'il bût de l'eau. Pas
qu'il le fit rapidement. D'ailleurs, il n'était pas venu
pour traîner à la terrasse car il se leva peu de
temps après, serra la main de la dame, retourna à
sa voiture, démarra et fit tout le tour du parking pour
en sortir. Je le regardai passer en direction de l'Eglise. Je
suivis du regard le Cherokee marron à loisir grâce
aux deux gendarmes couchés qui nous obligent à ralentir.
Quand le 4x4 eut disparu dans la rue des Ecoles, je tournai la
tête dans la direction opposée pour observer la femme
qui avait bu en compagnie du Navarrais. Elle avait disparu. Je
la cherchai en vain. Les cloches de l'église d'Étoile
sonnèrent. Il était midi. Je pensai à mes
cousins qui devaient être occupés à trinquer.
Je me dis qu'il était temps de prendre du souci . J'attrapai
le rouleau de pièces de deux euros, je payai mes deux consommations
et laissai une pièce à la serveuse. Comme le pourboire
est une pratique qui tend à disparaître, cette dernière
me remercia chaleureusement. Sur le trottoir, j'aperçus
la vieille dame à la tête de chouette. La voir traverser
en dehors des clous ne m'étonna guère mais, cette
fois, la voie était libre et la vieille dame gagna le parking
de la place de la République sans risque. Deux minutes
plus tard, tout doucement, à vingt à l'heure au
volant d'un tacot couleur mandarine qui faisait de la fumée,
la vieille dame quitta les lieux sous mon regard pantois. Je me
promis de me regarder dans le miroir avec le regard pantois pour
voir quelle tête cela me fait. Quelle zinzin celle-là,
me dis-je. Encore une folle à lier ! Une bonne à
mettre au cabanon, certainement plus dingue que ceux qui s'y trouvent.
" Ni tous ceux qui s'y trouvent le sont ni tous ceux qui
le sont s'y trouvent " grommelai-je.
CHAPITRE II
Le lendemain matin, l'alarme programmée
pour sept heures me tira de mon sommeil. J'attrapai mon smartphone
pour éteindre la sonnerie puis je tendis le bras en direction
de mon mari. Je ne trouvai rien à part un vieux T-shirt
de chez Kukusumusu roulé en boule qui avait fait office
de haut de pyjama. Je me souvins alors que Charles était
parti faire une randonnée de quelques jours dans le Vercors
avec Emile, son vieux pote d'enfance. Charles et Emile (un austère)
n'affichent pas la même sensibilité politique. Pour
le reste, ils s'entendent sur tout. Ils partagent, par exemple,
la même aversion pour les dîners mondains, la foule,
la fête, les bains de soleil sur la plage ensoleillée,
le bal des pompiers. Ils négligent la saint Valentin. Non
pas que Charles soit particulièrement radin. Son pote Emile
n'est pas après ses sous non plus. Mais ils détestent
toutes ces choses que je continue d'apprécier à
leur juste valeur et qui transforment la vie en grand cabaret
du monde. Une année, j'ai tout de même réussi
l'exploit de traîner Charles aux fêtes de Pampelune.
S'il est parvenu à faire germer en moi la graine de l'aversion
pour la corrida, il ne pourra jamais m'ôter mon enthousiasme
pour l'ambiance de cette fête. Toujours est-il qu'en ce
début de juillet deux mille quinze, les deux boute-en-train
prenaient le frais quelque part vers Vassieux-en-Vercors. Le T-shirt
Kukusumusu sentait le mâle. Je me concentrai sur les motifs
qui le décorent. Lors de l'achat, j'avais écarté
les plus obscènes au bénéfice d'un thème
qui conviendrait à Charles. Les motifs représentaient
les jeux du cirque. Mais ils étaient inversés car
les hommes prenaient la place des animaux.
Je sautai du lit. Le matin, je ne suis pas du genre à traîner
après mon réveil. Et puis j'avais décidé
de me lever tôt pour diverses raisons : je voulais préparer
le petit déjeuner de mon fils et l'accompagner à
la gare des TGV pour son départ en Bretagne. Je souhaitais
aussi me connecter sur le site de la télévision
publique espagnole qui durant toute la semaine allait retransmettre
en direct l'encierro . L'encierro avait lieu à huit heures
sonnantes du matin mais l'émission commençait une
demi-heure avant. Je mis les jeux du cirque au sale. Je lançai
la cafetière électrique et me douchai rapidement.
Je m'habillai d'un pantalon et d'un chemisier blanc agrémentés
de bijoux et d'un foulard de Saint Firmin. Je me contemplai dans
le miroir, souris en imaginant ce que mon fils ne manquerait pas
de me dire sur ma tenue. Puis, j'étouffai un bâillement
et me vis plusieurs années en arrière lorsqu'enfant,
pendant nos vacances en Espagne, je suppliais mes parents, ma
tante et mes oncles navarrais de me réveiller à
cinq heures le lendemain pour aller voir passer l'encierro chez
les amis de la rue Estafeta. Le moment venu je refusais de me
lever. À l'époque, cette course de taureaux de combat
avait lieu à six heures. Je me demande à quand remonte
le changement horaire et s'il a un lien avec la massification
de cette fête. Je me servis un café noir. Je plaçai
mon ordinateur portable sur l'îlot central de la cuisine
et me connectai.
Javier Solano, l'éternel présentateur de l'encierro,
interviewait un vétéran. Un type complétement
chauve. Un gars facile à repérer dans le flot des
coureurs pour un cameraman comme pour des téléspectateurs.
Le chauve miraculé de l'année mille neuf cent quatre-vingt-six
parlait d'une blessure à l'aine gauche provoquée
par un taureau d'élevage Miura. Ces taureaux sont parmi
les plus dangereux. Tout en dégustant ma tranche de pain
tartinée de sirop de Liège, je ne perdis pas une
miette de la retransmission. Ce n'était pas tant l'encierro
en soi qui m'intéressait que la nostalgie de la ferveur,
de la langue, de l'esprit grégaire et festif des Navarrais
et de la douce folie de ces gars. Ces gaillards qui risquent leur
vie devant des cornes de taureaux et appellent ça "
la fête ". J'avalai trois mugs de café noir.
Puis, j'écoutai respectueusement les deux premiers chants
à Saint Firmin. Comme mon fils n'était pas encore
levé, je m'emparai d'un journal que j'enroulai comme les
participants de la course et me mis à entonner le troisième
chant à tue-tête. Pas pour réveiller mon fils
qui dormait. Mais justement parce qu'il dormait. Ainsi, il ne
surprendrait pas sa mère, occupée à chanter
devant son écran d'ordinateur comme une crétine.
Je suivis toute la course en direct, la répétition
commentée et les reprises au ralenti. Je me revis avec
l'un de mes oncles occupé à m'acheter un ballon
et un appareil photo pour enfants. Il faisait " Priittttt
" lorsqu'on appuyait et un petit bonhomme sortait de l'objectif.
Je me remémorai la messe interminable à l'église
San Lorenzo où ma mère m'avait emmenée. J'avais
pris une photo du curé au moment de la Communion. "
Priittttt ". Cela m'avait valu une bonne calotte de ma mère.
Je crois bien que les Espagnols avaient la main légère
et cela ne choqua aucun fidèle. En ce temps là,
je vivais en Belgique, à Köpchen. Je ne parlais pas
l'espagnol et je ne comprenais rien à la manière
de vivre des Navarrais. La dernière diffusion de la course
de l'encierro me déplut. Non pas parce qu'elle servait
de générique de fin. Parce que la musique anglo-saxonne
choisie par le réalisateur de l'émission n'avait
aucun lien avec le reste. Puis, je me demandai où diable
j'avais bien pu ranger les clés de la maison que je cherchais
depuis deux jours. Je me saisis de mon téléphone
portable et appelai ma mère.
- Maman, tu as regardé l'encierro sur le canal international,
n'est-ce pas ?
- J'ai complétement oublié.
- M'enfin ! Je t'avais prévenue pourtant. Demain, n'oublie
pas ! Dis maman, j'ai perdu les clés de la maison. Ça
fait deux jours. Tu ne voudrais pas faire une prière à
saint Antoine ? Avec toi, j'ai l'impression que ça marche
toujours, lui dis-je.
- Ah ! Tu n'es pas croyante
mais tu me demandes de prier
pour toi !
- Oui. Ne cherche pas à comprendre et prie Saint Antoine.
- Une messe, de temps en temps, ne te ferait pas de mal et
- Maman, fais-moi une prière. Ça m'énerve
de ne pas avoir mes clés.
- Ben voyons ! s'exclama ma mère. Tu te soubiens de Sainte
Barbe uniquement quand le temps est à l'orage !
Et ma mère raccrocha aussi sec. Je m'en agaçai et
m'en voulus de m'en agacer car c'est ma mère et je lui
dois le respect. Mais normalement celui qui appelle raccroche,
pas l'inverse. Je poussai un long soupir. Puis, je me calmai.
Je rappelai ma mère.
- Maman, il va faire très chaud. Pense à boire.
Même si tu n'as pas soif.
Puis, je raccrochai la première. Entretemps mon fils s'était
levé. Il me regarda de haut en bas et de bas en haut, hilare.
Il leva le pouce en signe d'approbation complice et me tendit
de l'autre main le téléphone fixe.
- C'est le vicomte ! me souffla-t-il à voix basse, avant
de disparaître.
- Tais-toi ! lui dis-je.
Le Vicomte, c'est Jacky et pour rien au monde je n'aurais voulu
qu'il entende son surnom. Ni en l'occurrence qu'il apprenne qu'il
en a un.
- Allô ?
- Lili ? C'est Jacky. Il faudrait que tu viennes à la mairie.
Les gendarmes sont là et on a besoin de tes talents de
traduction.
- De mes talents de traduction ?
- Oui. On a un Espagnol qui est venu mourir ici et on a besoin
de toi. Tu ne devineras jamais d'où il vient. Un Navarrais,
figure-toi !
- Comment ?
Je vérifiai l'heure du train de mon fils. J'avais deux
bonnes heures devant moi. Je sautai dans ma voiture. Cinq minutes
plus tard, j'entrai à la mairie. Je rejoignis rapidement
Jacky dans le hall et le trouvai en compagnie de deux gendarmes.
Ils avaient l'air de prendre Jacky de très haut.
- Bonjour madame Klême, s'exclama le gendarme. Je suis l'adjudant-chef
Grawscki. Et voici le brigadier Maréchal. Monsieur Ramat
nous a dit que vous parliez espagnol et nous avons besoin de contacter
les proches du défunt.
- Le défunt ? dis-je.
Il ne pouvait s'agir que du conducteur du Cherokee aperçu
la veille, mais je voulais en avoir la confirmation.
- De quoi est-il mort ?
- C'est un Espagnol. Un certain Gnoquiza quelque chose
Un
nom imprononçable et à coucher dehors, répondit
l'adjudant-chef Grawscki. Deux noms, même !
Jacky laissa échapper un toussotement bien à lui.
Une espèce de toussotement en dedans, à trois temps,
effectué la bouche fermée et qui chez lui trahit
toujours un moment de gêne.
- Et si on montrait les papiers du défunt à Li...
à madame Klême, se reprit Jacky.
- Maréchal, donnez les papiers de l'Espagnol à madame,
ordonna l'adjudant-chef, comme si l'initiative venait de lui.
J'examinai la photo du mort sur sa carte d'identité. C'était
bien le Navarrais au 4x4.
- Iñaki Izarazu Guenduláin. Né en mille neuf
cent soixante-deux à Izarra de Lónguida. Domicilié
à Olaz.
- C'est où par rapport à Pampelune ? me demanda
Jacky.
- Pas bien loin. Tu as dû passer à côté
le jour où tu es parti visiter Roncevaux.
- Nous ne sommes pas venus parler tourisme, coupa l'adjudant-chef
Grawscki.
Et moi, je n'étais pas venue me faire gronder par la gendarmerie.
Mais je ne dis rien. Si je voulais en savoir plus, le mieux était
d'obtempérer aux ordres de l'adjudant-chef. Car, à
présent qu'il était mort, le Navarrais piquait encore
plus ma curiosité. Sans un regard pour Jacky qui venait
de manifester une nouvelle fois sa gêne en toussotant, l'adjudant-chef
Grawscki s'adressa à moi.
- Donc, nous vous avons fait venir sur les conseils des muni-cipaux
pour une mission bien précise : joindre la police espagnole
ou la famille. Passez à la gendarmerie vers quinze heures,
madame Klême. Vous pourrez téléphoner dans
le bureau du brigadier ici présent.
- Monsieur l'adjudant-chef, vous ne m'avez toujours pas indiqué
la cause du décès, dis-je.
- Accident de la route. Hier, vers une heure de l'après-midi
il est allé heurter un chêne puis il a fait plusieurs
tonneaux avant d'atterrir dans un champ du quartier des Reines.
L'homme n'avait pas sa ceinture et était sous l'empire
de l'alcool. Dans le véhicule, on a retrouvé une
bouteille de whisky aux trois quart vide et sa bouche puait l'alcool.
- S'il avait l'habitude de téter comme ça, la famille
ne sera pas étonnée d'apprendre son décès,
ajouta le brigadier.
- Messieurs les gendarmes, je suis évidemment toute disposée
à vous aider à contacter les autorités compétentes
mais pas à quinze heures. Là-bas, c'est l'heure
de la pause-déjeuner. Nous ne trouverions probablement
personne. Nous pourrions essayer d'appeler tout de suite car je
suis sûre que la police municipale ne verra aucun inconvénient
à mettre un téléphone à notre disposition,
n'est-ce pas, monsieur Ramat ? dis-je en me tournant vers mon
ami. Ce dernier répondit évidemment par l'affirmative.
- Nous n'avons qu'à chercher le numéro de téléphone
de la mairie d'Olaz, dis-je en mettant exprès le bout de
la langue entre les dents pour prononcer le nom à l'espagnole.
- Parfait, approuva Jacky.
- Par contre, pour ce qui est d'appeler la famille, je regrette,
mais je m'y refuse catégoriquement.
Les gendarmes firent mine de ne pas relever mes derniers propos.
Jacky emmena tout le monde dans son bureau. Trouver le bon numéro
grâce à Internet fut un jeu d'enfant et j'appelai
immédia-tement. Je le fis en espagnol :
- Mairie d'Olaz, j'écoute.
- Bonjour, j'appelle de la mairie d'un village français.
Le nom d'Iñaki Izarazu Guenduláin vous dit-il quelque
chose ?
- Bien sûr, c'est un habitant du village que je connais
depuis toujours. Un ébéniste.
- Mais vous n'êtes pas un parent, n'est-ce pas ?
- Non, non. Pourquoi ?
J'annonçai le décès d'Iñaki Izarazu
Guenduláin à l'employé de la mairie de son
village. Ce dernier commença par exprimer sa surprise,
puis sa tristesse. Et puis il m'expliqua avec la plus grande sollicitude
ce qu'il convenait de faire.
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